PIERRE ENCREVÉ (1939-2019)


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Pierre Encrevé vient de nous quitter, le 14 février 2019, à 79 ans. Éminent linguiste, amoureux de la langue française et fin connaisseur de ses subtilités, il s’est aussi illustré, depuis vingt ans, dans un autre domaine de prédilection, la peinture de Pierre Soulages. Depuis sa découverte choc, il était devenu ami du peintre et brillant spécialiste de sa peinture, expert internationalement reconnu. Éditeur de catalogues et commissaire d’exposition, il a participé à la conception du musée Soulages de Rodez, ouvert en 2014. On dit même que c’est Pierre Encrevé qui a convaincu le peintre, qui ne voulait de musée nulle part, de consentir à ce qu’il y en eût un dans sa ville nataleL’article sur le site de l’Obs, d’Eric Aeschimann, qui annonce son décès le 14 février, rend bien hommage à cet aspect de sa personnalité, précisant qu’il préparait une rétrospective au Louvre à la fin de l’année pour le centenaire de Soulages et l’édition du 5ème tome de l’œuvre complète du peintre. 

 

Mais pour nous, enseignants de français et linguistes, il est surtout connu pour son champ professionnel : la sociolinguistique.

Phonéticien et phonologue à l’origine, il est le traducteur des travaux dans ces domaines de Noam Chomsky et de Maurice Hall. Il fera sa thèse d’État sur une étude sur la liaison en français, liaison avec et sans enchainement, cette dernière nommée ainsi par lui après une étude du discours public [1]Ce phénomène, bien repéré également par un imitateur comme Laurent Gerra, est particulièrement présent chez Jacques Chirac ; il l’était également chez Giscard d’Estaing, pas du tout chez De Gaulle ou Pétain, très peu chez Pompidou ou Rocard. Exemple : « il peute / y avoir … ». Explication : la consonne finale est prononcée mais une pause est marquée avant l’attaque de la voyelle, un coup de glotte est même perceptible lors de cette attaque. Pour un aperçu, voir le n°46 de Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1986.

Dans le même temps, il a fait traduire et a introduit en France les travaux de William Labov : Sociolinguistique, en 1976 et Le parler ordinaire, en 1978, tous deux aux éditions de Minuit. Dans le premier, dans la présentation qu’il en fait, Pierre Encrevé fonde les bases de ce que doit être, selon lui et ces travaux qu’il présente, une sociolinguistique, car dans ce terme, dit-il, il y a linguistique, qu’il faut replacer « sur ses pieds. Elle se fonde sur l’ambition de remplir dans sa totalité le programme que la linguistique se donne dans sa définition moderne – et de l’outrepasser du seul fait de ne pas réduire son objet » (p.9). Il faut donc étudier la « parole » et non « l’état de la langue », coupé de ses utilisations sociales. Ce qui entraine à la « mise à jour de tout ce qu’il y a de système dans la variation du langage » (p.12). Cette variation peut être perceptible, aussi bien dans le « parler ordinaire » de Harlem à New-York que dans celui de la Vendée natale de Pierre Encrevé, sur lequel il a fait sa thèse de troisième cycle ou dans les propos de locuteurs variés, comme il le montrera dans « le sens en pratique » [2] : « poser que la signification est inséparable de la référence et de l’usage social des mots. »

Les liens avec la pragmatique sont nets, avec la sociologie développée alors par Pierre Bourdieu, avec lequel il travaille à la Maison des Sciences de l’Homme, également, ainsi qu’il le note dès la présentation de « Sociolinguistique » (note 19, p. 34) : « Hexis, habitus, norme légitime, violence symbolique etc., on aura relevé mes nombreux emprunts au vocabulaire conceptuel de Pierre Bourdieu. Non que Labov paraisse connaître cette sociologie, mais parce qu’il m’a semblé que cet ensemble de concepts rendait compte mieux que tout autre du type de réel social que ses travaux font apparaître concernant le langage. »

Pierre Encrevé fera paraitre des textes de E. Goffman et de W. Labov dans cette revue, avec d’autres écrits de sa propre plume, ainsi que dans le n° 34 (mai 1977) de Langue Française.

C’est une approche très féconde, à côté de l’analyse des textes sociaux, souvent mise en œuvre à cette époque (JB. Marcellesi, L. Guespin, B. Gardin…) ou d’une étude de l’histoire sociale de la linguistique,pour reprendre le titre du n° 63 (sept. 1984) de Langue françaisequ’il dirigea avec J.-C. Chevalier.

Approche que l’on pourrait même tirer - remarque personnelle - jusqu’au concept d’interlangue, fécond mais pas suffisamment utilisé dans l’analyse des productions d’élèves, quelles que soient les conditions et circonstances [4] de même que vers les études sur l’interaction.

 

 

Son engagement pour la langue française est porté à la connaissance d’un public plus large en 2007 grâce à ses Conversations sur la langue française, échanges avec Michel Braudeau dont se feront un large écho la presse généraliste, ainsi que deux courtes notes de lecture publiées sur le site de l’AFEF [5] : Lire ou relire : Conversations…, et Le français, une langue bien vivante

 

Mais les connaisseurs de la langue et de l’orthographe avaient déjà suivi, dix-sept ans avant, sa nomination comme conseiller auprès du premier ministre Michel Rocard, et son implication forte dans l’élaboration des rectifications orthographiques que celui-ci lui a demandé de superviser. Pierre Encrevé racontait toujours avec passion comment Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, avait soutenu la publication des Rectifications de l’orthographe au Journal Officiel le 6 décembre 1990, et combien il avait tenu tête aux vents violents et marées dévastatrices de la presse pas seulement réactionnaire… Il racontait aussi l’absence de soutien du président Mitterrand, qui valut désaveu de l’application réelle de la réforme. Il défendait sans tarir « l’hypothèse, à titre personnel, que l’initiative Rocard touchant l’orthographe, la première à ce niveau de toute l’histoire de la République, a de fortes chances d’être la dernière entreprise gouvernementale propio motu en la matière avant longtemps », et des raisons qu’il en donne, la raison politique se confirme : on ne touche pas à l’orthographe !

 

Et c’est à une rencontre-débat sur l’orthographe que l’AFEF l’invite en décembre 2007, dix-sept ans après la publication des rectifications, alors encore bien peu appliquées, Le Français Aujourd’hui aura été la première revue à l’appliquer totalement dès 1998 (et longtemps la seule). Lors de cette rencontre, il dénonce la sacralisation de l’orthographe : « Ce qui pèse sur l'école, c'est le poids de la divinité orthographique qui a remplacé le crucifix. » Il renvoie aussi la responsabilité des évolutions aux professeurs : « ils pourraient faire la grève du participe passé ! ». (Il faudra plus de dix ans pour que des programmes introduisent, en catimini, la référence aux rectifications de l’orthographe, et que des professeurs, surtout en primaire, s’en emparent. Les incohérences d’évolutions plus récentes montrent que le combat est loin d’être terminé.)

 

Pierre Encrevé a continué à prendre position sur la langue et l’orthographe, dans un entretien dun° 151 de Diversité, intitulé « Les enjeux de l’apprentissage de la langue ». Et quelques années plus tard dans : L’orthographe, un jardin à élaguer, une tribune du Monde cosignée notamment par Bernard Cerquiglini et Jean-Claude Chevalier qui vient aussi de nous quitter récemment.

 

 

Dans Conversations sur la langue française, Pierre Encrevé rappelle, à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature à Claude Simon en 1985, avoir convaincu le ministre de l’éducation nationale de l’époque de demander aux enseignants de lire un extrait de son œuvre.  Or, le passage choisi par Pierre Encrevé était une seule phrase de trois pages, pourtant parue au BOEN et utilisée comme demandé par nombre d’enseignants. Le Monde, dans les jours suivants, a publié des réactions véhémentes du genre : « trois pages sans un point, quel exemple navrant pour nos jeunes illettrés en puissance … » (p.101). Il espère ainsi que des jeunes, ne serait-ce qu’un, ont découvert la liberté de création que laissait cette langue. Et il fait le parallèle avec Pierre Soulages, qui enfant n’avait jamais pu voir que des reproductions en couleur sépia dans le Petit Larousse.

 

 

Gérard Malbosc et Viviane Youx

 

 

[1]La Liaison avec et sans enchaînement, Phonologie tridimensionnelle et usage du français, Paris, Seuil, 1988

[2]Actes de la recherche en sciences sociales,n°46

[3]Voir par ex. Langue Françaisen°71, 1986

[4]Gallimard, 2007, notes de lecture sur le site de l’AFEF : Lire ou relire : Conversations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeauhttp://www.afef.org/lire-ou-relire-conversations-sur-la-langue-francaise-de-pierre-encreve-et-michel-braudeauet Le français, une langue bien vivante :http://www.afef.org/le-francais-une-langue-bien-vivante

 

Soumis par   le 18 Février 2019