L'orthographe aujourd'hui et demain ?


Compte-rendu de la Rencontre débat du samedi 1er décembre 2007 à Paris

Une quarantaine de participants a assisté, à Paris le 1er décembre 2007, à cette rencontre-débat sur l'orthographe, en présence de Danièle MANESSE, professeure en sciences du langage à l'université Paris III, Danièle COGIS, maître de conférences à l'IUFM de Paris, Jean-Pierre JAFFRE, chercheur au CNRS et Pierre ENCREVE, sociolinguiste, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, auteur de la réforme de l'orthographe alors qu'il était conseiller de Michel Rocard.

La présidente de l'AFEF, Viviane YOUX rappelle les buts de l'AFEF, à l'origine de cette rencontre et fait part à l'assemblée du renouveau de l'association : un nouveau conseil d'administration et un nouveau bureau ont été élus, le site a été rénové, la revue Le Français aujourd'hui, est toujours propriété de l'AFEF mais elle est éditée par A. Colin et son rédacteur en chef, Jacques David, présent à la rencontre, est membre de droit du CA de l'AFEF. L'association reçoit également le soutien de la DGLF (Délégation Générale à la Langue Française et aux langues de France http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/) représentée ce samedi 1er décembre par deux de ses membres. Elle rappelle la tenue du congrès de la FIPF (Fédération Internationale des Professeurs de Français http://www.fipf.org/ ) qui se tiendra au Québec en juillet 2008 et la semaine de la Langue française dont le thème est cette année : Les mots de la rencontre.



L'idée de cette rencontre débat sur l'orthographe est née de la parution au printemps dernier du livre Orthographe : A qui la faute ? de Danièle Manesse et Danièle Cogis. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de nous situer dans le « c'était mieux avant », mais de nous interroger.



Intervention de Danièle Manesse


Il se passe aujourd'hui quelque chose d'important : l'orthographe n'est pas le coeur de l'enseignement de la langue, mais partie intégrante de l'écrit, partie que la société valorise à l'excès.

  • 86-87 : Première recherche conduite avec André Chervel: comparaison de l'orthographe des Français en 1986-87 et 3000 dictées (d'un texte de Fénelon) datant de la fin du XIXème. Deux objectifs: mettre fin à la théorie du niveau qui baisse et observer l'acculturation du français dans une France encore patoisante. L'observation du classement des erreurs met en évidence l'augmentation du nombre des erreurs de grammaire et l'état accablant de la langue chez les « pauvres ». Or, on a constaté un système de dissimulation de cet état dans les évaluations nationales et de leur évaluation critériée qui fausse le bilan.Les programmes de collège de 96 manquent d'efficacité par rapport à cet état et rendent « les pauvres plus pauvres, les riches plus riches ».
  • 2005 : Dans cette étape on a proposé la même dictée. Résultats : en 20 ans, les résultats moyens montrent que le niveau a baissé de 2 ans (les 5ème sont au niveau des CM2) mais qu'on progresse de classe en classe. En ZEP, les élèves de 3ème sont au niveau des élèves de CM2 de la France d'il y a 20 ans.
  • Cette recherche a été très médiatisée et on n'en a retenu que la baisse de niveau. Mais le plus important c'est de se demander ce qu'on va faire de ce constat. D'autant plus que l'orthographe est toujours dans les programmes. Il s'agit bien d'un échec de l'école. S'il faut changer quelque chose, il faut penser en linguiste, repenser la question du socle commun, il y a urgence !

 

Intervention de Danièle Cogis


D'abord, il est important de savoir que la réforme de l'orthographe de 1990 vient d'être introduite dans la note du BO (n°5, 12 avril 2007, page 81) concernant les programmes de l'école primaire, au cycle des approfondissements et d'une manière marginale, en note de bas de page.

Ce qui ne se dit pas dans le bilan de notre enquête, c'est tout ce qui est acquis :

  • La diminution régulière des erreurs
  • La progression régulière dans les accords sujet/verbe, dans les marques de conjugaison,
  • L'acquisition des marques du nombre au cycle 3 '
  • On ne voit jamais d'où part l'élève pour voir où il arrive et par où il passe. On reste souvent au niveau du constat d'échec.

Ce qui se dit : baisse de niveau.

Ce qui ne se dit pas :

  • diminution régulière du nombre d'erreurs ;
  • progression régulière du taux d'accords sujet / verbe ;
  • de l'acquisition se fait;
  • dans l'accord du verbe au pluriel, le problème n'est pas le verbe mais le sujet.
  • Ce qui ne se dit pas du tout :
    on ne prend pas en compte les représentations des élèves; il faut attaquer ce mur invisible. En effet, il y a une logique de l'erreur orthographique.
    Il faut travailler à la fois l'assimilation et l'autorégulation, travailler sur des phrases normées et à la fois sur des corpus d'élèves.

 

Intervention de Jean-Pierre Jaffré


Il faut sortir de la logique quantitative.
Si on refuse de dire que les solutions sont dans le passé, il faut se demander ce qu'on fait. Depuis que l'orthographe existe (en gros depuis la Révolution), elle a toujours posé problème. Cf. le débat très important de la fin du 19ème entre l'Education Nationale, les linguistes et l'académie française : l'orthographe posait déjà de sérieux problèmes.
Quand on parle de la baisse du niveau, on oublie que l'orthographe a toujours posé problème, en particulier l'orthographe grammaticale qui nécessite le développement de catégories mentales particulières. Pendant toute une époque, l'école a réussi à « colmater les brèches ».
De la manière dont l'orthographe est conçue, perçue, il y a une rupture entre les représentations et les activités orthographiques. Notre société est un lieu où la demande d'écriture est exponentielle. Au 19ème siècle, qu'est-ce que les élèves faisaient de leur savoir orthographique ? Pas grand-chose sans doute, au contraire d'aujourd'hui. Entre le milieu des années 80 et celui des années 2000, il y a eu une grande modification avec internet, avec sa débauche de productions (forums, chats'). L'idée se répand qu'on n'a plus besoin de maîtriser la norme orthographique pour communiquer. Nous étions dans une société où on parlait beaucoup de l'orthographe et où on écrivait peu ! Il est facile de critiquer dans ce cas. Il y a un changement des mentalités : la tâche d'écriture est perçue différemment.

Qu'est-ce qui se fait sur le plan de la didactique ? (cf. les travaux des années 80 et les modèles d'apprentissage de l'orthographe) :

  • Associer l'orthographe et l'écriture (savoir pragmatique : l'orthographe s'apprend en orthographiant. Quand on est en situation de production écrite, on est dans une posture qui convoque des savoirs (au contraire de la dictée). Il faut faire pour apprendre ;

  • Inscrire des savoirs procéduraux (en France, on a des difficultés à aborder le « comment ça marche ? »), il faut être capable de faire des va et vient constants sur la façon dont fonctionne l'orthographe. Il faut mettre en scène l'apprentissage, dans des ateliers d'écriture par exemple ;

  • Travailler sur les automatismes : il faut entraîner à un certain nombre de phénomènes linguistiques (métalinguistiques), à travailler sur des activités analogiques (mettre ensemble ce qui va ensemble) ;

  • Réfléchir sur l'histoire des normes : oui, il faut enseigner l'orthographe. Mais on ne peut pas tout enseigner : il faut faire des choix, séparer ce qui est fonctionnel (noyau dur dont on a besoin) et les marges.
  • Oui, on peut réformer l'orthographe mais c'est une utopie ! Il ne faut pas attendre les indications « d'en haut », il y a un travail de préparation des enseignants : l'enseignement de la variation. Oui, il y a des variations et, enseigner l'histoire de l'orthographe, c'est le seul moyen de faire comprendre que l'orthographe n'a pas été donnée une fois pour toutes. La vraie culture orthographique, c'est de savoir que tel ou tel mot n'a pas toujours été écrit comme ça.
    Il faut libérer les gens de la sur-norme.
     


Intervention de Pierre Encrevé


On ne peut pas faire semblant d'ignorer l'insécurité linguistique - l'insécurité orthographique - dans les ZEP. Les élèves y sont beaucoup plus proches des petits ruraux de la fin du XIXème que des élèves des années 50.
L'orthographe n'est pas enseignée dans tous les pays francophones de la même manière. Que se passe-t-il en Suisse, au Québec ?
Ce qui pèse sur l'école, c'est le poids de la divinité orthographique qui a remplacé le crucifix. C'est sur l'orthographe qu'on est supposé évaluer l'intelligence d'un individu toute sa vie. Or, il existe quantité de situations dans lesquelles l'orthographe est inutile. Il faut donc faire tomber la pression sociale sur l'orthographe. Comment ?

  • enseigner l'histoire de l'orthographe ignorée par la quasi-totalité des maitres [Marot a imposé l'accord que ne pratiquait pas Ronsard - «... allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose sa robe de pourpre...»];

  • éditer les auteurs classiques dans l'orthographe qu'ils ont utilisée : Molière écrivait misantrope ;
  • permettre dans tous les examens l'accès au dictionnaire, au correcteur orthographique ;
  • réformer l'orthographe morphologique : c'est en France qu'on peut le moins bouger, mais on peut suivre, comme pour la féminisation de certains mots ; la réforme peut avoir lieu si elle part d'ailleurs que de l'Etat. De l'Académie française ? oui, par exemple, si Alain Rey venait à y entrer.
  • Quelques remarques retenues lors des échanges :
  • Les changements doivent partir de la base (les professeurs pourraient faire la grève du participe passé !). On a entendu qu'ils devaient partir du Canada, mais là-bas on attend que Paris décide ! Michel Masson, association AIROE, Association pour l'Information et la Recherche sur l'Orthographe et les systèmes d'Ecriture, http://airoe.org/)
  • Tout le monde n'estime pas la réforme nécessaire et elle concerne essentiellement le lexique; il ne faut pas perdre de vue l'orthographe grammaticale, liée au sens. (Danièle Manesse)
  • L'analyse repose sur la dictée d'un texte de Fénelon qui ne correspond pas à ce qui fait la vie des élèves d'aujourd'hui; dire aujourd'hui que les programmes de 96 sont fauteurs de trouble est politiquement très bien vu. Quelles informations permettent de le démontrer avec précision? Les dictées négociées, préparées, du jour... sont des exercices formateurs. (Daniel Stissi)
  • Il y a corrélation entre les résultats de notre étude et ceux d'autres analyses, notamment des rapports de l'IG et les enseignants ont peu de temps pour les dictées négociées, préparées, du jour... (Danièle Manesse)
  • Il y a une différence entre connaître et enseigner l'orthographe, quelle est la place de l'orthographe dans les cursus de formation ? (formateur IUFM )
  • On ne peut pas se passer de connaissances théoriques dans la typologie des erreurs.
  • L'apprentissage de l'orthographe est un apprentissage où il y a une trace : opérations de l'implicite, de la répétitivité. Une règle n'est pas efficace a priori, elle ne le sera que s'il y a « du grain à moudre. (JP Jaffré)
  • L'orthographe est la seule « matière » qui n'ait pas changé depuis un siècle, alors qu'auparavant elle avait toujours changé.
  • Il manque actuellement dans les classes des moments de conceptualisation, de transfert de ce qui est acquis.
  • En SEGPA, les adolescents ont compris que l'orthographe est outil de sélection et sont donc en refus; situation que l'enseignant peine parfois à prendre en compte.(formateur IUFM, ASH)
  • Dans la formation des enseignants, très peu d'enseignement du système orthographique; or, pour remédier à une difficulté, il faut situer l'écart par rapport à tout le système.
  • Le rapport à l'orthographe est social mais les difficultés sont multiples, liées à des positions métalinguistiques construites ou non. Peut-être les difficultés des enseignants sont-elles liées au fait que beaucoup, devenus enseignants pour reproduire ce qu'ils ont aimé, ne se posent pas les questions : quel citoyen veut-on pour demain? Quelles compétences lui sont nécessaires? (Dominique Seghetchian)
  • De moins en moins de formation -à lier au problème politique. Quelle est la position de l'association?
  • l'Université a ignoré l'orthographe: formation très parcellaire et sans suivi. Les élèves peuvent réfléchir sur la langue mais ils ne capitalisent pas (D. Cogis)
  • On fonctionne sur l'instant, or à l'école on attend de la réflexion, d'où les tensions. Quant à ne poser la question de l'orthographe qu'à travers la dictée... Des élèves de lycée savent déceler les fautes des autres.(Yolande Brenas)
  • On n'enseigne pas le procédural. Si une activité n'est pas capitalisable, ne laisse pas de trace, n'est pas réutilisable, elle ne sert à rien. En orthographe, on est dans des opérations d'implicite, de répétitivité. (JP Jaffré)
  • Maintenir une orthographe difficile sans donner les moyens, c'est contradictoire. La maîtrise de cette orthographe est-elle utile ? Ou bien on veut la maîtrise pour tous et on change les normes, ou bien on ne change pas les normes et seule une petite élite aura la maîtrise de l'orthographe. (P. Encrevé)
  • Ne pas dissocier la compétence orthographique de la nécessité qu'on en a. (JP Jaffré)
  • La langue a évolué à l'oral parce que les Français l'ont fait évoluer; l'orthographe évoluera de la même manière. (D. Cogis)
  • L'orthographe évolue plus qu'on ne le croit ; et elle continuera d'évoluer.

 

Chantal Donadey, Josette Geslin, Martine Louveau

Soumis par   le 19 Décembre 2007