Six semaines de « continuité pédagogique » dans un collège de Stains (93)


Léo Bourcart – 4 mai 2020

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Le 31/03 dernier, deux semaines après le début du confinement, le ministre de l’éducation nationale JM Blanquer présentait un premier bilan de la « continuité pédagogique » menée par l’ensemble des équipes éducatives au niveau national, en affirmant notamment que seuls 5 à 8 % des élèves avaient été « perdus » dans le cadre des cours à distance. Ces chiffres sont loin de refléter la réalité des actions et des difficultés que j’ai pu rencontrer avec mes collègues lors de cette période, données à l’appui.

D’une part, ce bilan me semble excessivement optimiste, d’autant plus qu’aucun détail n’a été clairement communiqué sur les données et les méthodes ayant permis de les obtenir. D’autre part, il occulte très largement les difficultés concrètes rencontrées par les professeur.e.s au cours de cette période. Il ne dit rien non plus des spécificités de leurs différentes actions et initiatives, menées parfois avec succès durant cette crise. Ces dernières sont pourtant riches d’informations et apportent un recul bienvenu sur nos pratiques d’enseignement.

Professeur de français à Stains (93) dans un collège classé REP+, j’ai ainsi réalisé un bilan de mes propres cours à distance, à partir des quelques données
que j’ai pu rassembler sur mes élèves (ci-dessous). Celles-ci sont basées sur quatre classes, deux 5e et deux 4e, dont les effectifs varient entre 19 et 23 élèves, et couvrent la période allant du 16/03 au 30/04. Ces données, appuyées par mon témoignage
de terrain, sont très éloignées des 5 à 8 % d’élèves en situation de décrochage avancés par le ministre de l’éducation. Plus de six semaines après le début du confinement, elles permettent également d’avoir un aperçu plus complet des réalités de la «continuité pédagogique».

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Un suivi des élèves fastidieux à mettre en place.

La décision de fermer le collège ayant été actée le soir du jeudi 12/03, nous avons tous (enseignants, assistant.e.s pédagogiques, surveillant.e.s) quitté l’établissement le lendemain dans l’après-midi, sans avoir nécessairement pu revoir l’ensemble de nos classes. Du fait de nos échanges quotidiens en classe et de l’usage du carnet de correspondance, nous échangeons très rarement par mail avec les élèves.

Les mailing-lists que nous avions étaient incomplètes et correspondaient parfois à des adresses qui n’étaient plus utilisées. Certain.e.s élèves, aux parents déjà difficiles à contacter en temps normal, furent totalement injoignables. Le temps imparti pour mettre ces listes à jour s’est donc avéré particulièrement long et fastidieux en appels et en relances téléphoniques. Il s’ajoutait de plus à la préparation des cours en ligne et au suivi des élèves avec qui nous étions déjà en contact.

Une très large majorité d’élèves a néanmoins eu la possibilité d’accéder
aux cours en ligne, que ce soit par ordinateur ou par smartphone. En revanche, de nombreux.es élèves n’avaient pas accès à leur code Pronote, c’est-à-dire à l’espace numérique de travail où ils.elles reçoivent leurs devoirs. Il a donc fallu, là encore,
les identifier et les recontacter afin de leur transmettre des identifiants et des
codes fonctionnels, jusqu’à obtenir une couverture large mais qui n’est toujours pas complète à l’heure actuelle.

Cumulées, ces différentes actions de suivi représentent des centaines de mails, de coups de téléphones et de SMS.
 

Des cours en ligne très inégalement suivis

Dès la 2e semaine de confinement, j’ai opté pour un rythme hebdomadaire de quatre cours. Les classes d’un même niveau sont regroupées ensemble, ce qui permet aux élèves d’assister à deux heures de français chaque semaine. Les élèves me communiquent leurs devoirs par mail ou par SMS. Le plus souvent, ils prennent une photo de leur cahier. J’en retranscris une partie sur mon ordinateur pour que nousla commentions collectivement au cours suivant.

Comme le montrent les données ci-dessus, la présence aux cours en ligne ainsi que l’assiduité des élèves dans le travail reste très limitée. 43 % des élèves assistent régulièrement à mes cours et seulement 36% d’entre eux me transmettent des rendus écrits réguliers. Dans une majorité des cas, les élèves les plus présent.e.s et les plus assidu.e.s étaient déjà les élèves les mieux noté.e.s et les plus assidu.e.s en classe. Ce « décrochage » n’a rien d’un simple problème technique. Les élèves qui n’assistent pas aux cours en ligne disposent en majorité d’outils numériques fonctionnels. Les raisons empêchant leur participation viennent sans doute davantage d’un manque d’accompagnement à la maison et/ou d’espace personnel pour étudier. Il est également essentiel de rappeler que l’autonomie est loin d’être une compétence acquise au collège. Au contraire, elle est précisément en cours d’apprentissage. Autrement dit, télé-travailler à l’âge de 12 ans ne va pas de soi et relève probablement du non-sens didactique, surtout chez les élèves les plus en difficulté.

L’expérience d’un enseignement hors des classes

D’un point de vue plus personnel, les cours en ligne et la suspension des évaluations habituelles constituent tout de même une expérience enrichissante. Les élèves et moi-même sommes en effet désormais libéré.e.s des contraintes des contrôles. Ils.elles reçoivent deux fois par semaine des devoirs à rendre mais aucun dispositif de surveillance ou de sanction n’est prévu s’ils.elles ne les réalisent pas.

Nous avons développé ensemble des méthodes de travail plus informelles qui s’apparenteraient davantage à celles des ateliers de lecture ou d’écriture. Généralement, les élèves me transmettent d’abord par écrit leurs créations ou leurs réflexions à propos d’un texte, d’une œuvre ou d’un sujet en cours d’étude. Nous en débattons ensemble au cours suivant. Le travail est donc moins contraint, il n’y a plus de notes et pourtant, près de la moitié de mes élèves sont prêt.e.s à jouer le jeu !
À la fin de ce confinement, ces élèves là auront certainement fait des progrès inédits en termes d’autonomie. Ensemble, nous avons déjà étudié plusieurs œuvres littéraires, parfois dans leur intégralité (nouvelles de Guy de Maupassant et de Théophile Gautier, Contes des mille et une nuits, extrait d’Enfance de Nathalie Sarraute ou de Poil de Carotte de Jules Renard, etc.). Nous avons également partagé et commenté des centaines de travaux écrits d’élèves (rédactions, reformulations, expression de point de vue, etc.).

Certes, ces élèves ne constituent qu’une petite moitié de mes classes.
En période de crise, je constate néanmoins que l’essentiel de mon activité, à savoir enseigner, au sens de partager des textes et des lectures, accompagner l’expression et la réflexion écrite, encadrer l’échange et le débat d’idées, peut continuer à exister. Noter et hiérarchiser s’avère en revanche presque impossible, sauf à récompenser par des notes des privilèges éducatifs, économiques et sociaux qui n’ont jamais été aussi visibles.

Un support informatique limité

J’ai commencé les cours en ligne dès la 1re semaine de confinement à l’aide du logiciel de visio-conférence du CNED. Son utilisation a été peu concluante car de nombreux élèves rencontraient des problèmes de connexion. A l’origine, les serveurs du CNED n’étaient sans doute pas prêts pour gérer un tel afflux d’utilisateurs.trices. En outre, le logiciel étant très peu sécurisé, des personnes qui n’appartenaient pas à mon cours ont pollué le chat de remarques hors propos et d’insultes. Il suffisait en effet de copier le lien du site et de se connecter avec un pseudonyme pour entrer dans la classe virtuelle. Dès la 2e semaine, j’ai choisi de migrer vers l’application Zoom, beaucoup plus stable et ergonomique, en souscrivant notamment à un abonnement payant (16 euros/mois) et malgré les multiples failles de sécurité évoquées par la presse ces dernières semaines.

Le système de messagerie en ligne de l’Académie de Créteil s’est lui aussi avéré peu efficace. Son ergonomie, d’un autre temps, ne permet pas de gérer sereinement le volume quotidien de mails et de pièces jointes. A certains moments, la messagerie ne supportait même plus l’envoi de mails groupés. Pour finir, la messagerie ne mémorise pas les adresses déjà utilisées, ce qui oblige à les copier-coller systématiquement depuis un autre répertoire. Par souci de stabilité et d’efficacité, j’utilise donc de plus en plus ma boite mail personnelle.

Une gestion de crise avant tout marquée par le manque de soutien logistique et organisationnel de la part de notre hiérarchie.

Au vu de ces quelques éléments, le bilan de ces six semaines de cours à distance est donc très mitigé. Le fait de ne pas avoir d’enfant à charge, de problème de santé et de disposer d’un espace de travail à domicile m’ont permis de consacrer autant de temps que je le souhaitais aux contraintes et improvisations du travail à distance. J’ai pu également profiter de mon aisance avec l’informatique (matériel personnel fonctionnel, maitrise d’outils numériques) pour pallier à certaines des difficultés techniques évoquées précédemment. Sur un temps court et sans préparation nous avons, avec mes collègues, mis en œuvre des méthodes de communication et de travail qui nous ont permis de faire face à cette crise.

En revanche, presque aucun support logistique ou pilotage ne nous a été offert par notre administration. Seules la principale et son adjointe furent disponibles pour répondre à nos questions éventuelles. Nous avons bien reçu une série de documents exploitables en ligne (vidéos, ressources numériques, exercices en ligne, etc.), mais ces liens internet ne font pas des cours. De fait, toutes les actions présentées dans ce billet relèvent de mes initiatives personnelles et de celles que j’ai menées avec mes collègues. La première formation aux méthodes de l’enseignement à distance qui m’a été proposée a lieu le 04/05, soit plus de sept semaines après
le début du confinement. C’est par la radio que j’ai pris connaissance des mesures de rattrapage proposées par le ministre, qu’il s’agisse du support logistique de la Poste ou des « vacances apprenantes » du mois d’avril. En interne, ces informations ne nous ont été communiquées qu’après les déclarations du ministre et sans qu’il
ait d’abord été question de recenser nos moyens et nos besoins spécifiques. Notre connaissance des élèves en difficulté n’a d’ailleurs jamais été sollicitée afin que nous puissions en amont leur suggérer la possibilité d’y participer.

En ce qui concerne le support informatique, un enseignant « référent numérique» est bien chargé de faire remonter nos problèmes, mais il n’est pas habilité à assumer tous les problèmes informatiques d’une équipe pédagogique. Jusqu’à l’année dernière, il disposait d’une décharge pour remplir cette mission. Aujourd’hui, cette tâche a été déléguée à un prestataire privé qui n’a jamais pris contact avec nous pour pallier à nos éventuels besoins.

Pour les élèves ne disposant pas de matériel informatique, aucune procédure ne nous a été officiellement suggérée. Notre établissement prête bien des tablettes mais cette action semble rester informelle. De plus, ces tablettes sont des outils très limités, voire inutiles, si les élèves n’ont pas accès à une connexion wifi ou à un partage de connexion. Mes données tendraient pourtant à montrer que les élèves sans ressources informatiques sont minoritaires, même dans un collège REP+ d’un département parmi les plus pauvres de France. N’aurions-nous pu les accueillir dans les établissements, au même titre que les enfants des soignant.e.s ? Leurs parents comptent peut-être parmi ceux dont la presse et le gouvernement saluent aujourd’hui régulièrement l’héroïsme.

Le silence et l’absence de mon institution sur le terrain contrastent très largement avec la somme des injonctions qu’elle nous impose en temps ordinaire, au travers des réformes, des réquisitions, des réunions ou des formations imposées. Comment le ministre a-t-il pu présenter ce chiffre de «5 à 8%» d’élèves en situation de décrochage alors même qu’à l’échelle de notre établissement nous ne sommes pas capables d’avoir une vision d’ensemble ? Je constate enfin qu’à un moment où les réformes de l’éducation visent à réduire les professeur.e.s à de simples exécutants de programmes éducatifs, ce sont nos tâtonnements, notre cohésion professionnelle, notre liberté pédagogique et notre connaissance fine des difficultés des élèves qui permettent à nos écoles de tenir en cas de crise.

Merci à Louise Grout de Beaufort, Jérôme Pacouret, Raphaël Rivière, Pierre-Yves Barry, Sophie Rogg et Joanna Léréna pour leur aide, leurs commentaires et leurs corrections.

 

Soumis par   le 07 mai 2020