Première séquence dans une cinquième accueillant des élèves francophones… ou non, de Dominique Seghetchian


dans la Lettre de l'AFEF n° 11 septembre 2011

 

 

Avertissement : je voudrais dédier cet article à tous les jeunes professeurs stagiaires qu’on lance devant des classes sans formation, et si cela donne des ressources à quelques-uns, j’en serai heureuse. De jeunes collègues vont s’épuiser à s’efforcer, nuit après nuit, weekend après weekend, d’adapter leurs connaissances aux élèves dont ils découvriront heure après heure, les besoins. Tout cela parce que certains, dans leurs bureaux, alignent les chiffres pour voir en nous de couteux équivalents temps plein (ETP), parce qu’ils s’imaginent qu’il suffit de poser deux doigts sur le bureau et de regarder la classe au fond des yeux pour être légitime et « s’imposer » (pas pratique pour écrire au tableau ou aider certains à franchir un obstacle !), parce qu’ils croient qu’il suffit d’ouvrir un manuel pour enseigner. En mettant en mots et en couchant sur le papier (une partie de) mon travail préparatoire et de mon début d’année, j’ai voulu mettre à jour la complexité de notre, de leur travail.

 

Première séquence dans une cinquième accueillant des élèves francophones… ou non

Tout enseignant sait que l’année scolaire commence bien avant la rentrée par la préparation de cours. C’est plus « facile » pour ceux qui, comme c’est mon cas, sont titulaires de leur poste, savent à quels niveaux ils vont enseigner, et ont une idée de certaines caractéristiques de leurs élèves. Ils disposent du moins d’utiles renseignements.

 

(R)accrocher des élèves pas ou peu francophones :

J’enseigne dans un collège qui appartient à un Réseau de Réussite Scolaire, une « vraie » ZEP qui a tendance à se ghettoïser, particulièrement depuis la disparition de la carte scolaire. Le collège a une classe d’accueil mais celle-ci est exclusivement destinée aux élèves non scolarisés antérieurement (CLA-NSA). Pour les autres élèves venus de l’étranger qui arrivent sur le quartier, le département a fait le choix de l’immersion totale dans la classe du niveau correspondant à leur âge. Ils bénéficient toutefois de 3 heures dites de FLE, français langue étrangère. Ces heures sont assurées par des professeurs des écoles qui ont suivi une formation universitaire à cette fin.

Depuis des années que ce système est en place les enseignants, en particulier de français, sont désespérés de voir la souffrance infligée à ces enfants ou ces adolescent(e)s. Rares sont ceux qui se murent dans le refus d’une immigration qui s’est imposée à eux et de la langue de ce pays où ils arrivent malgré eux. La majorité a, à l’égard de l’école, une grande attente, soutenue par la confiance que leurs parents accordent aux enseignants et à l’instruction. Pourtant, au fil des heures qui s’accumulent à être les témoins effarés de toutes les stratégies de leurs camarades pour fuir des apprentissages déstabilisants, des stratégies des professeurs pour tenter d’enrôler leurs classes, au fil des heures qui s’accumulent à ne rien comprendre, certain(e)s s’étiolent, leurs yeux s’éteignent, leurs rêves s’envolent. D’autres, qui ont acquis une maitrise tout à fait convenable de la langue de notre cour de récréation et du pied des immeubles, se contentent du sentiment d’appartenir à la communauté zupienne et participent à toutes les tentatives de détournement.

Pour mettre fin à cette situation, les enseignants de maths ont obtenu cette année un temps pour répondre aux besoins spécifiques de ces élèves et jls enseignants de français qu’il y ait à chaque niveau une classe à l’effectif un peu plus léger et qui accueillerait les élèves non francophones et ceux qui sortent du dispositif de classe d’accueil après avoir appris les rudiments du français et de la scolarisation mais continuent à bénéficier des 3 heures de FLE/FLS (français langue seconde). Chacun des professeurs enseignant le français (nous ne sommes pas tous professeurs de français à la base : une collègue par exemple est certifiée d’arabe, une PEGC anglais-français est d’abord professeur d’anglais), se charge de la classe d’un niveau. Lorsque je prépare ma programmation annuelle et ma première séquence de cinquième, je sais que s’il y a des élèves nouvellement arrivés en France à ce niveau, c’est moi qui les accueillerai.

Perplexité :

Pour autant je dois concevoir ma progression pour une cinquième « ordinaire », c’est-à-dire hétérogène avec une maitrise faible de la norme écrite (phrase, niveau de langue, orthographe) en respectant le programme.

Celui-ci comporte un programme de lectures :

1-      Littérature du Moyen-âge et de la Renaissance

2-      Récits d’aventures

3-      Poésie : jeux de langage

4-      Théâtre : la comédie

5-      Étude de l’image appuyée, entre autres, sur les enluminures

Le choix d’une première séquence est toujours important pour « embarquer » les élèves : il faut qu’elle soit une découverte, qu’elle comporte de la nouveauté pour donner envie de continuer à explorer le continent des lettres, qu’elle ne soit pas prémâchée pour que chacun puisse éprouver et se prouver son intelligence. Il faut aussi, pour autant, que la barre soit placée à une hauteur accessible.

Je compulse les manuels à ma disposition et constate une grande diversité de choix des ouvertures. La plupart me semblent trop éloignées des pré-acquis CULTURELS de mes élèves. Par exemple aborder la littérature médiévale sans qu’ils aient de connaissances historiques génère moult obstacles à la compréhension. S’il y a des élèves non francophones l’écart entre ce qui est su et ce qu’il faudrait savoir pour comprendre est encore pire, il s’accroit d’obstacles et parfois de préjugés culturels.

D’autres choix proposés pour la première séquence se heurteront aux représentations et aux attentes de nos élèves : débuter par des « jeux de langage » donne le sentiment d’une discipline technique, coupée des « réalités »… ou d’un enseignant qui en a cette conception. Une telle séquence mettrait d’autre part d’emblée en difficulté ceux qui n’ont pas objectivé la langue suffisamment pour en faire un objet d’observation pour soi, indépendamment de sa fonction référentielle. Elle nécessite que l’enseignant connaisse assez ses élèves pour accompagner spécifiquement certains. Ce n’est pas le cas en début d’année. Bref ce que l’expert croit ludique risque d’être pour certains (et, dans mon collège, pour beaucoup) une galère.

Je choisis donc de démarrer l’année par les récits d’aventures. Mais une fois de plus le programme me laisse perplexe par la complexité des œuvres qu’il propose. Celles-ci seront donc dans un premier temps abordées par le biais d’un groupement de textes. Je décide de proposer un groupement thématique autour du récit de naufrage.

Récits de naufrage, des apprentissages littéraires et culturels :

Un premier ensemble, autour de trois textes (plus un), visera à mettre à jour la notion de motif littéraire : je voudrais que mes élèves prennent conscience que la littérature ce sont des œuvres qui s’appuient sur d’autres, qui s’en détournent, qui cherchent à s’en différencier… Je voudrais aussi qu’ils prennent conscience de la relation que la littérature entretient avec d’autres disciplines telles que l’histoire, la géographie… Enfin je cherche à installer une certaine représentation du temps. Au fur et à mesure des études de textes les auteurs seront situés sur une frise chronologique affichée au fond de la classe.

Il s’agira :

-          Du naufrage d’Ulysse dans L’Odyssée, Homère, traduction Leconte de Lisle @L’École des loisirs) (VIIIème s. av. JC) (annexe 1),

-          Du naufrage de Gulliver dans Les Voyages de Gulliver, J. Swift (1726), Éd. Gallimard (collection folio) (annexe 2)

-          Du naufrage de Robinson, Robinson Crusoé, Daniel Defoe (1719) (annexe 3)

Des extraits de Vendredi ou la vie sauvage de M. Tournier (Gallimard) (annexe 4) seront lus et discutés en complément. (annexe 4) Ils fourniront l’occasion d’un travail d’écriture.

Ensuite l’étude d’un article de presse consacré au naufrage du ferry Joola, en 2002 au Sénégal (Histoires vraies, Le Fait divers dans la presse, Magnard (annexe 4) permettra de travailler sur la comparaison du récit de presse et du récit littéraire. (annexe 5) Il sera également (peut-être, cela dépendra du rythme des apprentissages) possible de voir comment le thème est décliné poétiquement avec un extrait de Les Yeux d’Elsa, d’Aragon (1941, 1942). (annexe 6)

Enfin des études de marines, tableaux représentant la mer ou des sujets qui lui sont liés (Le radeau de la Méduse de Géricault) permettront d’élargir la notion de motif.

Voilà la trame de la séquence, sans l’étude de la langue et l’écriture, avant que je ne découvre la classe.

La rentrée a lieu, premiers infléchissements, premières adaptations pédagogiques :

Lorsque je découvre ma classe,  il apparait que parmi les dix-sept élèves, quatre ne sont pas francophones : deux étaient l’année précédente dans la CLA-NSA, ils ont obtenu l’année précédente le DELF A2[i] ; rapidement, je remarque qu’ils sont handicapés par leur lenteur graphique : le geste graphique n’est pas totalement automatisé, la copie est compliquée par la faiblesse du stock lexical, par la non maitrise des sons et graphèmes complexes et des groupes syntaxiques. Tout cela devrait faire l’objet d’un entrainement systématique adapté… Un jeune, arrivé du Khosovo au mois de mai dernier, me coupe le souffle par ses progrès dans la maitrise de l’oral et me déclare avec un sourire lumineux : « Je ne sais pas lire ». C’est vrai, mais c’est en cours d’apprentissage, il faudrait que j’arrive à le faire lire à chaque séance… Une demoiselle vient tout juste d’arriver du Maroc où elle a commencé l’apprentissage du français comme LV1 l’année précédente. Imaginons nos sixièmes de l’année précédente au collège à Londres (les enfants qui viennent habiter notre quartier ne sont pas enfants de diplomates !)…

Le soir même je me retrouve devant mon bureau avec ma première séance… La traduction de Leconte de Lisle va en prendre un coup… Réécriture au présent, coupes sombres, simplification du lexique. Les quatre élèves doivent pouvoir suivre. Une première priorité : qu’ils soient en mesure de comprendre l’histoire, avec plus ou moins d’aides. Ils doivent pouvoir comprendre de quoi parlent leurs camarades. Deuxième priorité, ils doivent acquérir des connaissances culturelles (Ulysse, L’Odyssée, des rudiments sur la mythologie…). Production d’un deuxième questionnaire adapté (annexe 7)

L’acquisition de vocabulaire est une priorité pour tous. Pour la majorité il s’agira de tendre vers un vocabulaire plus diversifié, précis, plus abstrait aussi ; mais pour le « groupe des quatre » il faut des ressources spécifiques, concernant un vocabulaire plus concret, un imagier est constitué (annexe 8) : il fournira du vocabulaire pour la lecture et surtout pour l’écriture, il permettra aussi d’apprendre à structurer le vocabulaire à travers des exercices de catégorisation (ils vivent dans l’eau ; pour me procurer de l’eau, je peux utiliser… ; ils nagent / ils flottent etc…). L’ensemble de la classe révisera (ou apprendra le présent, même si ce n’est pas le temps dominant du texte étudié par la majorité, même si on n’aura pas le temps, cette fois-ci, de travailler les différentes valeurs de ce temps et même si les exigences, le travail et les exercices ne seront pas les mêmes pour tous.

L’ensemble de la classe aussi travaillera sur les majuscules (annexe 9). Cette étude a été prolongée par des observations de l’utilisation des majuscules dans les lettres (ex. Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, l’expression de mes respectueuses salutations. Formule très utile pour rédiger une demande de titre de séjour) Elle fait le lien entre des usages sociaux, disciplinaires et littéraires. Elle a débouché de surcroit sur un travail autour des classes grammaticales.

Par ailleurs, il faut dire que le projet de la classe, une « classe de la solidarité », est présenté aux élèves et discuté  avec eux durant les heures de vie de classe. Chaque élève non francophone sera, à certains moments assisté d’un « tuteur », en particulier pour l’organisation de son classeur. Un(e) élève assure par période le rôle de gardien du temps (je lui donne des indications et puis je suis déchargée de cet aspect et peut me concentrer sur autre chose). Un(e) autre est secrétaire pour palier les difficultés de la prise de notes (mais aussi les absences).

A ce jour l’ensemble des élèves semble partie prenante du travail de la classe et des apprentissages. Ils ont le souci de m’aider, d’aider leurs camarades. Le bilan du début d’année semble positif. Mon groupe des quatre reste souriant, rieur, taquin parfois.

Mais des questions s’imposent :

Est-ce que cet investissement pour cette cinquième ne va pas retentir sur les autres classes, en particulier la sixième et la troisième ?

Soutiendrai-je la concentration et l’attention que cela demande pour observer, analyser, interpréter et réagir immédiatement, en classe, ou sur de très courts délais, le soir pour le lendemain ?

Tiendrai-je ce rythme de travail lorsque le flux des corrections va se faire plus intense et plus continu ?

Pourtant, mon statut m’impose quinze heures de cours soit une classe de moins qu’un stagiaire certifié. Pourtant, grâce à une expérience presque quadragénaire, les compétences et les connaissances acquises quant aux gestes professionnels me sécurisent et me font gagner du temps…

Alors quand les « vieux »  profs comme moi, soumis à ce régime, finissent par jeter l’éponge et font valoir leurs droits à la retraite, cela ne signifie-t-il pas qu’on prend des risques inconsidérés, potentiellement criminels (voir ce qui se passe dans d’autres ex-entreprises publiques, ou d’autres secteurs de la Fonction Publique), pour les jeunes collègues ?

                                                                              Dominique Seghetchian

 

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Lire les 9 annexes qui apportent des outils pour la préparation

 


[i] DELF : diplôme d’étude de la langue française ; le niveau A2 correspond au deuxième niveau du Cadre Européen Commun de référence pour les langues. Il sanctionne les compétences d’un « utilisateur élémentaire » : « Peut comprendre des phrases isolées et des expressions fréquemment utilisées en relation avec des domaines immédiats de priorité (par exemple, informations personnelles et familiales simples, achats, environnement proche, travail). Peut communiquer lors de tâches simples et habituelles ne demandant qu'un échange d'informations simple et direct sur des sujets familiers et habituels. Peut décrire avec des moyens simplessa formation, son environnement immédiat et évoquer des sujets qui correspondent à des besoins immédiats. » On est très loin de la littérature.

Soumis par   le 29 Septembre 2011