Légalité, par Mathieu Billière


         Un fonctionnaire en France ne reçoit ni ordres ni directives sous forme orale. C’est une garantie : tout est écrit et public, loi, décret, circulaire, ordre de mission. À l’Éducation Nationale, on a quelques supports essentiels : le BO, la définition des missions de l’enseignant, les programmes, dont on sait combien ils ont été l’objet de discussion, au moins aux lycées et à l’école élémentaire.

 

         Prenons un exemple : récemment, le ministre a annoncé qu’il s’occuperait de la question de l’écriture inclusive. La circulaire est publiée au BO du jeudi 6 mai, et mériterait une analyse complète tant elle constitue, si l’on ose le terme, un « cas d’école » en matière de contradictions internes. Toujours est-il que, présentée abondamment dans la presse sous la formule « Blanquer interdit l’écriture inclusive », cette circulaire produit exactement l’inverse : elle officialise l’usage de la double flexion. Par contre, elle produit une confusion gênante entre écriture inclusive et usage du point médian. Soyons clairs : l’écriture inclusive revient à l’usage de la double flexion, quelle que soit la forme qu’elle prend, chaque fois que le Président de la République prononce : « Françaises, Français » il pratique allègrement l’écriture inclusive. Ce que la circulaire interdit, c’est de traduire cette formule à l’écrit par « français·e ». Nous voilà donc face à deux messages en grande partie contradictoires : ne pas pratiquer l’écriture inclusive (selon la presse), la pratiquer mais sans le point médian (selon la circulaire). Ceci est caractéristique de la circulation des consignes sous le ministère Blanquer.

 

         Autre exemple, un peu différent : pour la revue N’Autre Ecole, j’avais fait un inventaire croisé des interventions médiatiques du ministre et des textes officiels parus au BO. Entre le 12 mars et le 24 avril 2020, c’est-à-dire le début du premier confinement, on trouve 37 interventions, tous médias confondus, en fait plus simplement, les jours où M Blanquer n’est pas intervenu sont les 19 et 21 mars et le 9 avril. Dans le même temps, dans le BO, le nombre de texte expliquant aux agents les modalités de fonctionnement en temps de confinement est évalué à environ zéro. Le premier BO de la période, celui du 12 mars (n°11) comprend 16 textes, le dernier, celui du 23 avril (n°17) en comprend...trois  (3).

 

         La plupart des annonces de M. Blanquer sont faites à la presse, à défaut dans des vidéos tournées par le ministère, au pied de son arbre, mais trop rarement par des textes légaux, réglementaires, etc.

 

         En creusant, cela se reflète dans le fonctionnement même de l’institution. Au ministère, ou autour, existent un certain nombre de garde-fous, selon la bonne vieille technique républicaine des assemblées, appelées parfois conseils, soit de représentants, soit d’experts, qui jouent leur rôle de proposition, d’analyse, de relecture. Le Conseil Supérieur de l’Éducation (CSE), le Conseil Supérieur des Programmes (CSP), le Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires (CNESCO), etc. Tous ont été, dès l’arrivée de M. Blanquer au ministère et selon une politique continue, réduits à une fonction décorative, soit par remaniement favorable (CSP), soit par élimination pure et simple, soit, de façon plus perverse, par mise en place d’un conseil concurrent chevauchant les mêmes domaines de compétences (Conseil Scientifique de l’Éducation), soit en contournant allègrement l’avis, après consultation pour le principe. Ainsi les programmes de lycées, général, professionnel et technologique, ont tous, à une exception près (les programmes de physique) été massivement rejetés par le CSE. Ils sont pourtant actuellement en place, sans la moindre modification.

 

         On peut aussi parler des « enseignements fondamentaux » à l’école primaire : réglementés par d’étranges « guides », les fameux cahiers orange ou rouge, lesquels sont appuyés sur un mystérieux « état de la recherche » sans plus de précision. Le statut juridique réglementaire d’un « guide » n’a jusqu’ici pas fait l’objet de la moindre précision. Les enseignant·es sont-ils.elles tenu·es de les appliquer ? Nul ne sait vraiment, le flou règne. La pression par contre, par exemple autour des méthodes de lecture de la fondation Agir pour l’école, est largement renseignée par les organisations syndicales, mais elle ne s’exerce jamais sous forme écrite.

 

         La pratique de M. Blanquer est donc un usage absolument pervers des formes institutionnelles, qui permet de valider à peu près n’importe quoi.

 

         Il faut encore ajouter à cela les attaques très dures (à Bordeaux, à Melle, dans toute une série de cas isolés) contre les organisations syndicales, lesquelles sont des structures institutionnelles, légales, fondées sur l’engagement des personnel, cadre de fonctionnement des élections professionnelles. On peut souligner par exemple que la rectrice de Poitiers a pris des sanctions contre l’avis du conseil de discipline, sanctions si absurdes qu’elles ont été invalidées par le Tribunal Administratif.

 

         Ces règlements flous, ces changements constants (jusqu’à 15 jours avant l’épreuve du bac par exemple, à l’heure actuelle, le bac peut encore changer de forme) ne relèvent pas de l’incompétence, il s’agit selon moi d’une politique concertée, précise. Les variations, changements, adaptations, sont théorisés, le management par le flou sont des processus identifiés comme étant des mécanismes de création de souffrance au travail, avec aujourd’hui la jurisprudence France Télécom.

 

         Nous sommes nous, personnels, placé·es au pied du mur. Nous en sommes à devoir poser la question de la désobéissance. Garder notre dignité professionnelle, la façon que nous aurions de nous sauver mais aussi – surtout – de sauver nos élèves ne passe pas l’organisation d’un système de désobéissance organisée et systémique à des ordres dont nous nous demandons même, parfois, s’ils existent.

 

         Comme pour nous donner raison, la journée du vendredi 29 mai a été le théâtre d’une nouvelle surprise : nous avons appris par la presse que les élèves de quatrième et de troisième retourneraient en classe tous les jours à partir de lundi. En milieu d’après-midi, il n’y avait toujours pas de consigne officielle à ce sujet. Nous avons une pensée émue pour les personnels de cantine qui vont devoir improviser des repas non prévus, pour les enseignants qui avaient préparé des supports pédagogiques propres à l’enseignement à distance, etc.

 

Mathieu Billière

         

Soumis par   le 30 mai 2021