Éducation artistique et culturelle & numérique, Rencontres culture numérique, 5 novembre 2014 - Espace Mendès France Poitiers


compte-rendu de Viviane Youx

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Après une ouverture politique[1] sur les enjeux de la médiation culturelle liée à l'utilisation du numérique, cette journée se propose d'interroger la place et les fonctions du numérique dans l'éducation artistique et culturelle. Les organisateurs expliquent que, après quatre rencontres nationales à Paris, cette cinquième est décentralisée et organisée en partenariat avec le Ministère de l'Agriculture, au milieu d'une semaine de formation par ce Ministère sur les cultures numériques. En région Poitou-Charentes, la force et l'originalité en matière d'éducation artistique, culturelle et numérique résident dans une offre régionale de premier plan, notamment un centre scientifique très actif, l'espace Mendès France, et un centre d'art contemporain international dans un lycée agricole, Rurart.

 

Culture scientifique et médiation au numérique

L'Espace Mendès France (EMF), centre de culture scientifique, technique et industrielle, propose, avec son Lieu Multiple / création numérique, de nombreuses actions dans toute la région, pour le grand public et dans les établissements scolaires sous forme d'expositions, ateliers, manifestations, par exemple lors de la Fête de la science largement déployée en région. Les intervenants sont des animateurs scientifiques, en lien avec des chercheurs, en effet l'EMF, qui publie une revue scientifique, l'Actualité Poitou-Charentes, n'envisage pas de culture scientifique sans intervention de chercheurs et, dès sa mise en place ancienne la médiation au numérique a été accompagnée de recherche. Depuis longtemps, l'EMF a développé une création numérique culturelle importante avec différents publics, notamment avec des personnes en situation de handicap.

Mario Cottron, chercheur à l'Université de Poitiers et président de l'ESPE, précise qu'il s'agit du seul centre scientifique conventionné avec le Rectorat, le public scolaire est très largement touché en région par ses actions, et à tous les niveaux, aussi bien au lycée qu'à l'école. Abordant la formation des enseignants à "enseigner au et par le numérique", l'ESPE ne vise pas la maitrise des outils mais cherche à faire de l'enseignant un ingénieur pédagogique capable de produire, d'élaborer sa pratique, de concevoir des séquences en pensant à des mobilités, en s'appuyant sur les réalités du terrain et sur les laboratoires (psychologie cognitive - numérique).

La médiation numérique doit être replacée dans le contexte de la culture numérique, selon Patrick Treguer (EMF), et pour la mener à bien il faut définir l'inclusion numérique et les besoins. L'inclusion numérique consiste à apprendre en agissant. La littératie numérique impose un seuil nécessaire de l'utilisation des outils, mais elle se définit ensuite par la compréhension de ce que représente le document présenté, puis la production, la création d'objets numériques ; la créativité est extrêmement importante pour valoriser les individus. Il pose ainsi les enjeux : acquérir et développer une culture numérique, permettre de se confronter aux enjeux citoyens culturels et sociaux, prendre en compte sérieusement les usages et les contenus, car aujourd'hui c'est moins une question de fracture économique qui se pose, mais le besoin d'une médiation numérique tout au long de la vie, d'une formation continuelle.

La littératie numérique n'a de sens qu'avec le pouvoir d'agir : travailler en conscience, dans une approche citoyenne et politique du monde. Le pouvoir de, le pouvoir avec, le pouvoir sur (agir et transformer son environnement de manière collective). Des perspectives s'ouvrent, reconnaitre et soutenir l'innovation sociale, la création et culture numérique (à définir plus clairement), favoriser les partenariats, écouter des projets émergents...

Il faut réenchanter le numérique par la culture, enrichir notre expérience de la vie au moyen de l'art et de la culture.

 

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L'école et le numérique

Cette question dépend, dans la région, de deux acteurs, le Conseil Régional, qui a créé cette année un Pôle Éducation Artistique et Action Culturelle, et la Délégation Académique au Numérique Éducatif.

Pour Romain Rimbert (Conseil Régional Poitou-Charentes), l'idée est de sortir le numérique de l'économie numérique pour parler de création, de diffusion, de connaissance, afin de créer une représentation commune de culture numérique. Le premier usage des jeunes porte sur les vidéos, en visionnage et partage, pratiques qu'ils développent en dehors de l'école. Fort de ce constat, le Pôle Régional a décidé de reprendre le dispositif Lycéens et Apprentis au Cinéma pour le transformer en formation à l'image, ajoutant à la découverte de films une pratique artistique à partir de leurs propres outils, téléphone, smartphone, tablette, ordinateur portable. Le projet était de valoriser le potentiel créatif des élèves, favoriser l'utilisation créative des outils, créer un pont entre petits et grands écrans. Contrairement à ce qui se fait dans les autres académies, le dispositif a été internalisé (et financé) par la région avec un grand succès, l'offre de départ ayant dû être revue largement à la hausse pour répondre favorablement à une forte demande, dans tous les secteurs des lycées et centres d'apprentis. Pour bien correspondre au projet de formation à l'image numérique, le corpus de films a été choisi en fonction des codes de la "pocket cam".

Films choisis: La clameur  90 secondes à tuer   Cercle vicieux

 

"Qu'enseigne-t-on aujourd'hui à l'heure du numérique ?" Dominique Quéré, délégué académique au numérique éducatif, rappelle d'abord que cette question renvoie aussi à la disparition progressive du jeu comme levier d'apprentissage au fil des niveaux de la maternelle au lycée.  Une étude récente montre le contexte : des élèves connectés dès le plus jeune âge, une proportion relativement importante d'écrans à disposition, également partagée entre garçons et filles. À l'école se pose la question de l'équipement, mais aussi celle de la formation et de l'accompagnement des enseignants. Les objectifs de la Direction du Numérique pour l'Éducation sont de réduire les inégalités matérielles et territoriales, favoriser l'apprentissage des fondamentaux, diversifier et renouveler l'enseignement, moderniser le service public d'enseignement, développer les liens entre l'école et le monde environnant. Il s'agit de repenser l'école en 2015, par exemple Jean-Louis Durpaire propose de manière provocatrice de supprimer les CDI, et mettre l'information partout dans l'établissement. La question principale pour les enseignants est celle de la préparation de la classe, de "l'agir enseignant". En s'appuyant sur le schéma de l'agir enseignant de Dominique Bucheton, le délégué académique montre que si l'étayage est souvent bien maitrisé par les enseignants, ce qu'il faut développer en formation, pour l'usage du numérique dans la classe, c'est le pilotage des tâches, le tissage entre activités et l'attention à l'atmosphère. Il termine en présentant le Portail[2] éduthèque et l'application[3] Folios, un portfolio numérique qui permet de suivre le parcours d'éducation artistique et culturel des élèves et de voir s'ils ont eu accès aux différentes formes d'art. La formation doit être une invitation à la créativité, comment envisager un enseignement qui permette de penser quand on dispose d'applications qui donnent résultat et démarche ?

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Lieux d'art, artistes et numérique

Parmi les expériences présentées, quelques exemples significatifs.

 

Le centre d'art contemporain, Rurart,semble emblématique du sujet. Il se définit comme "un dispositif culturel en milieu rural dépendant du ministère de l'Agriculture. Les actions qu'il développe concernent l’action culturelle, l’art contemporain, les pratiques numériques et touchent les domaines de la formation, de la création et de la diffusion". Par son titre d'intervention, "Collisions et créolisations", James Chaignaud veut mettre en évidence le travail sur l'hybridation entre les champs artistiques et la science mené à Rurart. Des résidences d'artistes, des travaux collectifs chercheurs-artistes permettent des expérimentations. Par exemple pour 2015, Guest Views, une interface graphique pour les visiteurs d'expositions ; Générateur automatique de texte (Véronique Gerland) ; Archéologie et documents de travail en numérique (Nicolas Montgermont) ; Ouvrages à date de péremption ; Surcyclage Glitch, un recyclage d'objets numériques existants.

Rurart a aussi une mission de formation auprès des élèves, et son directeur insiste sur l'importance de donner une formation historique de l'art numérique, dire que c'est la pensée artistique qui domine depuis 60 ans. Par exemple, une production numérique peut imbriquer différents éléments même plus anciens, comme une photocopieuse, sans se focaliser sur le nouveau.

À une question sur l'évaluation des effets (au-delà de la fascination pour le numérique, n'y a-t-il pas des effets retard qui peuvent apparaitre ?) James Chaignaud convient que la question est à prendre en compte, mais l'évaluation est difficile à court terme, elle est située dans une temporalité longue.

 

Databaz, centre d'art intermédia Angoulême. Philippe Boisnard, cofondateur avec Hortense Gauthier[4], introduit sur un ton provocateur en posant son projet, au départ, comme un projet de poésie numérique, et en précisant qu'il n'utilisera pas de supports visuels pour son intervention de manière à ne pas perturber l'attention. Car un de ses chevaux de bataille est la question de la confusion et de la dilution dans le cadre de l'Économie de l'Attention, on ne sait plus à quoi on doit faire attention.

Son intervention développera des idées forces : quand on s'intéresse au numérique on s'intéresse à son histoire et à l'histoire des arts. Par exemple, on part de l'impressionnisme, du pointillisme, du calligramme, pour arriver à l'idée des points/pixels, de la poésie visuelle. On n'apprend pas l'art, on apprend des singularités, former les élèves c'est les mettre en situation de leur singularité.

Il développe ensuite l'expérience de projets menés avec des lycées. Un projet a porté sur la cartographie in situ dans une combinaison réel-virtuel pour faire réfléchir les élèves sur le paysage ; la première étape s'est faite avec de la poésie contemporaine car pour créer en numérique il faut du contenu ; à partir de l'écriture et de la géographie les élèves arrivent à l'idée d'une poésie visuelle, et à la mise en relation entre un espace-terre et l'espace virtuel de la page web, ce qui permet une réappropriation du territoire.

Un autre projet a consisté en l'élaboration d'une cartographie interactive, autour d'un lycée du centre ville d'Angoulême, dans un quartier "craignos" juste à côté, que les élèves ne connaissent pas : à partir de multiples photos, interviews, ils ont appris le changement de point de vue, la question de focale, et que ces focales font un territoire, une carte.

Philippe Boisnard termine son intervention par une revendication politique : être producteur. On peut être ludique mais pas sans comprendre comment. Le numérique, comme les mathématiques, n'a de sens que s'il permet de structurer la pensée ; actuellement on ne donne pas la logique de compréhension du numérique, on n'enseigne pas le code. Il est indispensable de se poser la question du code, de faire comprendre aux élèves ce qu'est le code. Nous sommes dupes des lobbyings qui veulent faire entrer les outils à l'école, et notre esprit est détourné de son attention. Faire de l'art numérique c'est d'abord s'interroger sur l'art. L'Économie de l'Attention est omniprésente mais très dirigée, ce qui nous empêche d'être attentifs. De Certeau insiste sur l'attention dans les détails. Notre attention n'a pas à être sur le numérique, mais à comprendre les détails qui nous entourent, notamment la crise de tétanie face au numérique. Soyons attentifs selon nos singularités.

Pour conclure, Philippe Boisnard se revendique comme artiste programmeur. S'il y a un art numérique, c'est l'art du codeur. Le code, c'est de l'art numérique, utiliser une petite application, ce n'est pas de l'art numérique. Il faut en finir avec le minimalisme esthétique en "art numérique"  et revenir avec des œuvres qui donnent du contenu, de la couleur.

 

Quelques autres exemples :

Application Myth It Yourself,de Alexis Gidéon et OUDEIS

Échelle inconnuepropose un doctorat sauvage en architecture, avec un travail sur la ville, sur la cartographie et des projets autour de la mobilité, des sans-papiers, du nomadisme dans la ville, une cartographie de la mobilité qui n'a pas de cartes : Smala, Makhnovtchina, Relire la ville comme un train fantôme

Pour Stany Cambot (Échelle inconnue) le numérique est plus une question qu'une réponse. Il faut s'approprier la technique pour retrouver la maitrise de la ville, du monde.



[1]par Michel Berthier, adjoint délégué à la culture de la mairie de Poitiers, et Anne Christine Micheu, Directrice régionale des Affaires culturelles ; le représentant du Ministère de l'Agriculture était empêché par la grève des agriculteurs.

[2]Portail : Site Web conçu pour être le point d’entrée sur Internet et proposant aux utilisateurs des services thématiques. (Antidote)

[3]Application : Uneapplication mobile est un logiciel applicatif développé pour être installé sur un appareil électronique mobile, tel qu'un assistant personnel, un téléphone portable, un « smartphone », ou un baladeur numérique (Wikipédia)

[4]Translation, installation interactive et photographies numériques au Carré Amelot, à la Rochelle, du 4 au 15 novembre 2014

Soumis par   le 06 Novembre 2014