Dominique Bucheton : Des évaluations opaques pour une pédagogie rétrograde


L'Expresso, 12 décembre 2017

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Dominique Bucheton : Des évaluations opaques pour une pédagogie rétrograde 

 

Les évaluations de CP à la rentrée de septembre, comme celles plus récentes pour la classe de 6°, donnent un aperçu très inquiétant des projets de ministre de l’éducation nationale en matière de réforme de l’enseignement de la lecture notamment. Des évaluations « diagnostic » : bien sûr, elles sont nécessaires ! Mais pour évaluer quoi ? Pour en faire quoi, ensuite ? Sur la base de quelles conceptions de l’enseignement de la lecture ? Des tests conçus par qui ? Sur l’ensemble de ces questions, l’opacité est totale. «  Obéissez !  Il n’y a rien à penser, rien à discuter, rien à ajuster !  « On » vous  enverra   les protocoles à suivre, le bon  manuel à choisir ! »

 

Acte 1. Une opacité complète des auteurs des évaluations, une déontologie oubliée

 

Les évaluations « diagnostic » de septembre (CP) et novembre (6°) ont été imposées aux enseignants. Elles n’ont été précédées d’aucune information, encore moins d’une consultation de l’ensemble de l’institution scolaire : ni des enseignants, ni des corps d’inspection, ni des formateurs et universitaires. Le choix des  contenus, des modalités de passation, les auteurs des tests : tout cela est totalement opaque.  Un « cabinet noir » au ministère ? 

 

Pas de préparation en amont, comme c’est l’usage par des équipes mixtes d’enseignants de terrain, de chercheurs, d’inspecteurs. Pas de pré-tests dans un  panel choisi d’écoles afin d’en éliminer les biais : items peu pertinents car trop réussis, ou trop ratés par un trop  grand nombre d’élèves. Les auteurs des évaluations sont passés outre ces principes déontologiques élémentaires. Ils ont mesuré parmi les apprentissages que ce que bon leur semblait, ne prenant pas le risque d’une confrontation avec d’autres conceptions que les leurs. 

 

Acte 2. Le mépris  des  enseignants, des formateurs, des inspecteurs

 

La passation et surveillance des tests 6° dans une salle informatique a été confiée souvent à un responsable TICE ou à  un  enseignant quelconque. Si on peut  comprendre les précautions pour éviter les fuites, on ne peut accepter un tel mépris et une telle volonté d’écarter les enseignants. Jamais on n’avait vu un tel mépris, des enseignants comme des inspecteurs. C’est aux machines de piloter le déroulement, corriger,  dicter des résultats bruts. Big Brother arrive. Charlot est de retour ! Tout s’automatise.  Se méfie -t-on du facteur humain, les enseignants ? Les juge-t-on inaptes à analyser  eux-mêmes les résultats ? Aurait-on peur qu’ils ne les questionnent au regard de leur connaissance des élèves ? Se profile, de manière très inquiétante derrière ce voile technologique une vision des enseignants réduits au rang de techniciens de surface de la classe, programmés et formés  pour des tâches précises, pensées « en haut ». Comme dit Meirieu, voici venu le temps des nouveaux  « prolétaires » de l’éducation. Pour sûr, l’attractivité du métier déjà catastrophique, va en prendre un sérieux coup ! Aujourd’hui environ 30% des enseignants le quittent dans les premières années. Bonjour l’hémorragie à venir.

 

Acte 3 . De la loi décidée par l’institution, tu te passeras !

 

Les quelques informations préalables sur les tests qui ont « fuité » ont permis de repérer le caractère très discutable des items proposés et notamment leur non-conformité aux contenus des programmes officiels en vigueur en maternelle notamment, comme les conceptions de la compréhension très  sommaires  pour les tests 6° (textes simplifiés, réécrits, questionnaire simpliste). Ce constat dénoncé très tôt en septembre  pour les livrets-tests du Cours préparatoire a amené la DEGESCO à faire machine  arrière en catastrophe et à décréter ces évaluations non obligatoires ou modifiables ! Bravo ! Tout cela aux frais du contribuable. 

 

Acte 4 Les élèves pris en otage 

 

Une évaluation supplémentaire, tout aussi opaque pour ce qui est des auteurs,  a été  mise en place dans un certain nombre de CP à 12 élèves dans chaque circonscription ! Big Brother teste et surveille. Les petits élèves sont placés longuement devant des outils informatiques qu’ils maitrisent très mal, avec des casques-audio pas toujours audibles et ceci en l’absence de leurs enseignants. Dans cet environnement scolaire peu ordinaire et peu sécurisant, ils bricolent avec les claviers, tapent au hasard, s’angoissent ou jouent.  Quelques conseillers pédagogiques ou inspecteurs ayant « rusé »  en prenant leur  tour de garde dans  la salle informatique, ont pris connaissance, parfois avec effarement des contenus des exercices proposés.

 

C’est ce type-même  de  dispositif d’évaluation informatisé,  mais se déroulant sur une journée  entière qui a été repris pour les élèves de 6° en collège, avec en prime quelques bugs paralysant parfois tout le système d’un collège. Les élèves, leurs parents, les enseignants sont ainsi pris en otage d’un dispositif dont les contenus et objectifs didactiques n’ont pas été précisés. Plus grave, les performances ponctuelles des élèves, sur des tests problématiques,  dans des contextes discutables de passation,  les placent  à haut risque d’un tri stigmatisant. Une note du  ministère demande ainsi officiellement de  classer les élèves  en quatre catégories d’apprenants. Le dessein  est donc clair : trier  les meilleurs, les moyens , les  récupérables, et sans doute  les  exclus potentiels ! Ceux-là sans doute relèveront d’une médicalisation externe et privée.  De beaux jours en vue pour les orthophonistes !

 

Acte 5 : une ignorance inquiétante de ce que c’est que le langage, ses variations  et les conditions de son  apprentissage

 

Les déclarations récentes faisant du français une seule langue avec une seule grammaire, ou la proposition d’une dictée par jour pour résoudre les problèmes de lecture, ont donné un aperçu  étonnant des conceptions du ministre de l’éducation. Elles s’accompagnent de la négation de tout l’apport depuis plus de quarante ans des travaux de linguistique, psycho et socio-linguistique, de tous les travaux en didactique du français, de tous les travaux sur les gestes professionnels des enseignants.  Les tests proposés ne mesurent en effet qu’un tout petit aspect de la lecture – majoritairement du décodage –  et quelques-unes des habiletés cognitives auxquelles on peut facilement « entraîner » les élèves.

 

Mais soyons sérieux :  est-ce cela lire, comprendre ? Est-ce cela apprendre à interpréter le sens par rapport au contexte historique, fictionnel, scientifique du texte, par rapport à un projet de lecture ?  Est-ce cela apprendre à devenir un sujet lecteur capable d’affirmer son point de vue ?  Les élèves même très jeunes peuvent et doivent être confrontés à des textes porteurs de significations complexes, métaphoriques, poétiques, idéologiques, ce que sont les contes qu’on leur lit presqu’au berceau ! Très jeunes, les élèves  sont capables par écrit et à l’oral  de décrypter les valeurs signifiées par l’épaisseur de la langue et toute la symbolique que la culture y a déposée.  

 

Car comprendre, c’est d’abord mobiliser sa culture, son expérience, son désir d’apprendre, d’imaginer,  partager et discuter la pensée de l’auteur, cheminer avec lui. Dès les premières lectures à la maison ou à la maternelle, ce sont ces processus complexes qui sont mis en œuvre et apprivoisés. Certes il faudra  confronter les élèves aux tâches « techniques » complexes du décodage des normes  phonographiques, syntaxiques, lexicales, textuelles, rhétoriques. Mais tous ces savoirs techniques ne suffisent  pas pour donner sens, intérêt et goût pour la lecture. Voire cela peut en empêcher l’accès. Apprend-t-on à devenir amateur de musique ou musicien par le simple décodage des notes ou l’entrainement à des gammes ! Combien d’entre nous ont abandonné pour ces raisons le piano ou le violon !  

 

Des entrées didactiques complexes, variées, inattendues parfois s’imposent pour faire entrer dans ces apprentissages du lire-comprendre-interpréter-apprécier-critiquer. La tâche difficile de l’enseignant est d’inventer, imaginer des tâches, des projets, des contextes dans lesquels ces apprentissages sont nécessaires. Ils ont alors pour les élèves du sens. ils s’y investissent, s’y engagent, s’amusent parfois. Sinon ils décrochent, s’ennuient, prennent en aversion la lecture.

 

Les conceptions nouvelles des programmes de 2015 qui  commencent doucement à se mettre en place travaillent dans cet esprit : faire lire, écrire, discuter  beaucoup et ce dans toutes les disciplines. C’est le premier pilier du socle commun. Il s’agit d’amener l’élève non à répéter mais à apprendre à penser par lui-même, avec et contre les autres, avec la culture et  au cœur de tâches complexes bien accompagnées par l’enseignant. 

 

Les tests de la rentrée 2017 sont à l’opposé complet de ces conceptions. Ils annoncent un retour en arrière vers les instructions rétrogrades et catastrophiques de 2008. Elles avaient  détrôné  les  heures d’écriture, les défis lecture, des I.O. de 2002 pour les remplacer par un enseignement en miettes d’exercices  de grammaire, de conjugaison, vocabulaire, syntaxe, de règles à apprendre par coeur !   On en mesure aujourd’hui les résultats ! 

 

Mais quels desseins  poursuit donc  le ministre de l’éducation ?

 

Une conception scientiste, techniciste, d’un enseignement modulaire à fort relent d’élitisme. La philosophie en est simple, on en connait la musique : les élèves évalués montrent des manques. C’est la théorie de la  bouteille vide qu’il faut remplir !  Il suffit  donc d’administrer le « bon » remède adapté à chaque catégorie d’élèves. Un  principe « pédagogique de base »  tellement  simple ! Sauf que cela fait 30 ans qu’on le met en œuvre dans les classes au nom de la différenciation positive (qu’on se souvienne des   groupes de niveau des année 80, rhabillés ensuite en groupes de besoins... et cela  sans résultats, voire pour des résultats s’aggravant ! Et donc on recommence ! 

 

Le projet qui se dessine en catimini, est encore de trier les élèves en petits groupes homogènes, avec pour chacun, des batteries d’exercices répétitifs fournis aux enseignants, une progression linéaire strictement préétablie.  En cas d’échec l’élève décroche vers le groupe inférieur, jusqu’à son exclusion vers un enseignement « spécialisé », de préférence hors la classe : une aubaine pour les officines privées. Ces principes pédagogiques – car quoiqu’en dise le ministre on n’enseigne pas sans principes pédagogiques – ont déjà été expérimentés pendant trois ans, dans de très coûteuses expérimentations sur l’enseignement de la lecture en cycle 2 et 3,  pilotées par J.M. Blanquer alors directeur de la DGESCO sous le quinquennat Sarkozy.   Les effets et le coût de ces expérimentations, longuement observées,  ont été évalués et ont fait l’objet d’un rapport de l’inspection générale en 2012 (Rapport 2012-129). Il émettait un avis  globalement  peu favorable.

 

Piéger les enseignants pour les évaluer ? 

 

Le projet d’évaluation des enseignants par leur résultats n’est pas nouveau. C’était celui de Sarkozy que  J.M. Blanquer  avait tenté de mettre en œuvre en  2012. Mais qui avait été  dénoncé par le HCE (voir Education et Formation N° 86-87).  Les évaluations Blanquer du ministère Chatel  ont été suspendues. Mais l’homme est têtu. Il revient à la charge avec les mêmes équipes et tente de déstabiliser les enseignants en les  piégeant.  Ainsi par exemple en proposant des items en phonographie en début de CP bien avant que ces enseignements n’aient été accomplis, les enseignants de maternelle et leur programme sont mis implicitement en accusation de n’avoir pas bien préparé les élèves à l’entrée en CP. Rappelons que la mission de l’école maternelle n’est pas de travailler explicitement toute la phonologie mais simplement d’éveiller à la « conscience phonologique ». Il est vrai Que Sarkozy voulait faire redoubler la GS et ficher la violence potentielle des élèves. On peut s’attendre à tout. 

 

La retour sur le marché  de quelques  officines ?

 

Les expérimentations lourdes et coûteuses (200 classes) citées plus haut, et qui ont mobilisé de très nombreux acteurs dans des régions diverses, sur deux ou trois ans, ont été conduites par des associations fortement subventionnées, on l’imagine, pour leur travail d’accompagnement, de formation des enseignants et d’évaluation. Certes le rôle des associations de professionnels pour accompagner les évolutions de l’école est une conquête démocratique très importante à sauvegarder. Mais de là à leur confier la responsabilité de secteur entier de la formation pourrait être une dérive devant laquelle il convient d’être vigilant. 

 

Que dire de plus :  au-delà de la question des évaluations récentes et ce qu’elles révèlent, au-delà de la question plus grave et ancienne du niveau de lecture et compréhension des élèves en France, un conflit idéologique et politique grave est ouvert. Il met en péril les fondements et les fonctionnements de l’institution scolaire :  une école républicaine qui ne cherche pas à promouvoir les « premiers de cordée » ou ceux qui sont « méritants » mais qui   part du principe que tous les élèves sont capables et ont droit aux mêmes enseignements, qui cherche le développement de tous les élèves.   

 

 Les programmes de 2015 ont été le fruit de longues négociations, discussions, consensus entre les acteurs multiples du système, des chercheurs de disciplines diverses. Ils ont toujours force de loi. Ils commencent de manière certes encore timide mais souvent très efficientes à se mettre en place. Laissons les enseignants en faire l’expérience. Stop à des décisions démagogiques, autoritaires autant qu’irréfléchies qui ne feraient que semer un peu plus le trouble dans la communauté éducative et scientifique et par là perturber la réussite des élèves. Déstabiliser pour mieux régner est une devise dangereuse pour la démocratie.      

 

Dominique Bucheton

professeure honoraire, faculté de l'éducation de Montpellier , vice-présidente de l'AFEF

Soumis par   le 08 Janvier 2018