Confiance et respect : Osons, de Viviane Youx


Edito de la Lettre de l'AFEF n° 71 - Juin 2017

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Confiance et respect : osons !

 

En matière d’éducation, comme dans d’autres domaines, il y a l’esprit, et il y a la lettre. Il y a un programme électoral, qui prône à la fois de grandes valeurs d’équité et une plus grande autonomie. Et il y a la nomination d’un ministre peu connu jusque-là pour des engagements aux côtés de ceux qui s’emploient à faire progresser l’École de la réussite pour tous. Nous pouvons attendre de voir, laisser passer la rentrée, ne pas nous laisser aller trop vite à une polémique facile. Autonomie… Optimisme… Nous pouvons écouter…

 

Le Ministre choisit Poitiers pour sa première visite. La presse locale titre : Jean-Michel Blanquer : « Poitiers est la capitale de l’Éducation nationale » [1] (Drôle de consolation pour une Académie sans pouvoir régional…) C’est ma ville, c’est aussi la ville de l’ESEN, du CNED, de Canopé… À l’occasion de sa visite des sites, le Ministre souligne l’importance du développement du numérique, et met en avant les enjeux de formation pour accompagner sa stratégie numérique. Signal intéressant.

Mais la veille, le même journal publiait un entretien : « Nous devons ouvrir les fenêtres »[2]. Le Ministre y définit l’autonomie par la confiance et le respect (sans précisions…). « L’attention aux plus fragiles » passe par la maternelle, qui « doit être encore davantage l’école du langage ». L’engagement présidentiel du dédoublement des CP en REP+ est réaffirmé. Puis, M. Blanquer pourfend « l’argument de l’égalitarisme » qui aurait justifié la suppression des classes bilangues, tout en défendant cet égalitarisme pour instaurer les devoirs à l’école. Enfin, le pragmatisme, maitre-mot, lui sert à justifier la « liberté » en matière de rythmes scolaires. Il prône l’ouverture, aux « expériences, françaises et internationales ». Étonnants éléments de langage dans un entretien qui veut concilier « le meilleur de notre tradition et le meilleur de notre modernité », et « dépasser les vieilles querelles pour faire vivre le nouvel optimisme français ». Ouverture, optimisme, confiance, respect, faut-il y croire ?

 

Derrière un souci de rassurer, les propositions du Ministère pour l’éducation se présentent comme des évidences, que le bon sens ne pourrait qu’approuver. Et si les mots y perdaient leur sens…

 

Quelques fausses évidences.

1. Il suffit de réduire le nombre d’élèves par classe pour qu’ils réussissent.[3] Certes, il est plus confortable, pour les élèves et pour nous, enseignants, de ne pas avoir des classes surchargées. L’enseignant, avec 12 élèves, a plus de temps pour être attentif à chacun. C’est la mesure phare du programme présidentiel, celle qui ne peut pas être discutée, nous l’avons bien compris lors d’une entrevue préélectorale, malgré nos arguments de poids.

Mais deux objections.

-       La bonne volonté suffit-elle ? Si l’enseignant n’est pas formé aux attitudes et gestes professionnels qui vont lui permettre une attention et un accompagnement efficaces, les résultats risquent d’être bien décevants au vu des moyens déployés.

-       Et, comment fait-on, concrètement ? Comment trouve-t-on rapidement autant de locaux et autant d’enseignants ? Pourquoi avoir choisi le nombre de 12 ? Pierre Merle suggérait dans Le Monde du 20 mai, le nombre de 16, beaucoup moins couteux… Et pourquoi, par la même occasion, casser le dispositif Plus de Maitres Que de Classes[4] très largement plébiscité par les enseignants ? Où est le pragmatisme ?

 

2. L’autonomie, c’est la liberté de choisir. Liberté pour qui ?

-       Liberté des rythmes scolaires, sous-entendu retour à la semaine de quatre jours ? Mais, comment peut-on prétendre s’ouvrir aux expériences internationales et donner la pseudo-liberté de revenir à une semaine de quatre jours qui n’existe nulle part au monde ? Les enfants seraient plus fatigués depuis qu’ils vont à l’école le mercredi matin !… Mais alors comment font la plupart des enfants du monde qui vont à l’école du lundi au vendredi, y compris dans les lycées français à l’étranger ? Et comment faisaient tous les petits Français dont la ville avait adopté depuis plus de vingt ans la semaine continue du lundi au vendredi, avant que le Ministre Darcos ne vienne tout bouleverser ? Au nom de quelle liberté et de quelle équité peut-on justifier de condenser les apprentissages sur quatre jours ?

 

-       Liberté de choisir les EPI… Ce cadrage de l’interdisciplinarité au collège serait rendu non obligatoire, chaque collège ferait comme il voudrait… Et les thèmes seraient supprimés, les collèges qui voudraient continuer à pratiquer les EPI choisiraient leurs thématiques… Retour à la situation antérieure, où l’interdisciplinarité dépendait de la volonté des acteurs. Certes, l’injonction de dispositifs perçus comme trop contraignants peut produire des effets inverses de ceux escomptés. Mais quel signal négatif envoyé à tous ces principaux qui se sont démenés et ont convaincu leurs équipes de mettre en place une réforme dont ils attendaient des progrès pour leurs élèves ! Quel signal négatif pour tous les enseignants comme nous qui trouvaient enfin un espace reconnu pour tous les projets qu’ils mettent en place depuis des années !

 

-       Liberté de choisir le latin et le grec… Liberté de rétablir les classes bilangues. Bref rappel, le latin et le grec ont continué à être enseignés comme enseignement de complément, pas seulement dans l’EPI « Langes et cultures de l’Antiquité ». Et des classes bilangues ont été maintenues, bizarrement de manière très inégalitaire selon les Académies ! Or, quand on parle du latin-grec et des classes bilangues, est-ce bien « l’argument de l’égalitarisme qui a fondé (leur) disparition » comme le soutient Jean-Michel Blanquer ? N’est-ce pas plutôt l’argument de l’équité que soutenait la précédente Ministre ? Supprimer ce qui sert à ceux qui ont déjà beaucoup pour donner à ceux qui ont moins…

 

Alors, puisque notre Ministre prétend privilégier « l’attention aux plus fragiles » et « faire vivre le nouvel optimisme français », prenons-le aux mots. Soyons pragmatiques, à notre tour.

-       Restaurons les classes bilangues, mais dans les zones les plus fragiles, les zones géographiques oubliées, rurales ou urbaines, où leur implantation ferait une vraie différence. Réorganisons-y aussi l’enseignement du latin et du grec. Dans les zones socialement privilégiées, les parents sauront toujours quoi faire pour que leurs enfants apprennent les langues et les humanités. Ainsi, ces éléments différentiels auxquels nous aurons redonné un peu d’espace, de liberté, pourront-ils jouer leur rôle non pas égalitaire, mais équitable.

 

-       Prenons aussi notre liberté d’enseigner à plusieurs, de croiser nos regards sur les élèves, de partager nos expériences, de faire de la priorité du langage la base de l’interdisciplinarité. De travailler en équipe, comme nous tentons de le faire depuis longtemps.

Évidemment, nous y serions aidés si dans le grand plan de construction de classes que semblent annoncer les CP à 12 élèves, le Ministère pensait aussi à nous construire des bureaux, des espaces de travail réservés. Il nous serait alors certainement plus facile de rester travailler dans nos établissements et ne plus les fréquenter en libéraux nomades. Nous prendrions la liberté de nous détacher de « la classe » et de penser notre place et notre rôle dans un collectif où différents professionnels travaillent ensemble pour que les élèves apprennent.

 

-       Nous avons la liberté de choisir nos thèmes d’enseignements interdisciplinaires. Là encore, soyons pragmatiques. Rien ne nous empêche de garder les thèmes proposés cette année, s’ils nous conviennent. Et nous pouvons en déborder légèrement, ou plus largement, aller voir ailleurs, inventer, créer, comme nous savons si bien le faire. Tous les outils sont à notre disposition, ordinateurs, livres, crayons, tablettes, réseaux, expositions, cinéma… Soyons optimistes, puisque c’est un des éléments de langage ministériels.

 

Et notre créativité fera boule de neige. Travaillons en équipes, pratiquons l’interdisciplinarité comme levier pour la motivation et la maitrise des langages, usons des outils numériques aussi souvent qu’ils permettront aux élèves de mieux apprendre, mettons nos élèves au travail ensemble, en équipes, et grignotons les inégalités au plus près, par des changements parfois ténus mais significatifs, sans attendre qu’ils nous soient dictés d’en haut.

 

Nous sommes pragmatiques, autonomes, enthousiastes, notre expérience est le laboratoire de l’École de la réussite pour tous. Pour paraphraser le dernier opus de Jacques Rancière[5], « ce sont les présents seuls qui créent les futurs », nos inventions d’aujourd’hui sont les bases d’une École plus juste, nos expériences présentes font l’avenir. Ne cédons pas sur ce que nous savons bien faire. Pas de retour en arrière. Osons nous faire reconnaitre comme des professionnels responsables qui savent inscrire leur action dans la durée !

 

Confiance et respect, nous n’en attendons pas moins de vous, Monsieur le Ministre !

 

 

Viviane YOUX

 



[3]On peut lire la publication de Iannis Roder,De la théorie à la pratique, le programme d’Emmanuel Macron pour l’école, Fondation Jean Jaurès, https://jean-jaures.org/nos-productions/de-la-theorie-a-la-pratique-le-programme-d-emmanuel-macron-pour-l-ecole

[4]Voir la pétition Pour la pérennisation du dispositif PDMQDC : https://www.change.org/p/emmanuel-macron-ne-détricotons-pas-le-dispositif-pdmqdc

[5]Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ?, La fabrique éditions, avril 2017, p. 60

Soumis par   le 04 Juin 2017