Le genre, outil scientifique, arme politique - Éric Fassin


Espace Mendès-France, Poitiers - 25 mars 2014

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Le genre, outil scientifique, arme politique

Éric Fassin - Paris 8

 

Espace Mendès-France, Poitiers - 25 mars 2014

 

L'Espace Mendès France (Culture et Science pour tous), en association avec la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société de Poitiers a organisé, depuis un peu plus d'un an, une série de conférences autour des études de genre. La dernière intervention, de Éric Fassin, opérait un retour historique sur la construction du concept.

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Controverse sur le genre

Éric Fassin introduit en se replaçant dans la perspective de la controverse sur le genre qui a fait l'actualité de ces derniers mois. Selon lui, cette controverse au un effet double : elle crée de la confusion, on ne sait plus très bien de quoi on parle ; mais en même temps on voit, grâce à ces polémiques, que ce sujet minoritaire intéresse. Le point positif est que cette controverse contribue à la légitimation des études de genre. Le point négatif est que tout le monde s'y intéresse, mais plus personne ne sait que ça veut dire.

Or, l'enjeu est politique dans le sens où le genre concerne tout le monde, il a à voir avec la manière dont sont construites nos identités. Quand on veut disqualifier un concept, on utilise une formulation étrangère, ici le "gender", voudrait créer l'impression que le concept est intraduisible.

 

Genre dans la langue

Le mot genre parle à tous car il renvoie à l'école, à la grammaire. Éliane Viennot, dans Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin, montre que cette règle de l'accord préférentiel par le masculin s'est installée à la fin du XIXème siècle par un combat où la grammaire assoit son empire. Le genre grammatical ne parle pas seulement de la grammaire, mais des mots dans l'ordre social. Joan Scott, dans un article fondateur : Genre : une catégorie utile d’analyse historique, commence par cette référence à la grammaire qui constitue un enjeu théorique. Le genre en grammaire (rappel de l'arbitraire du signe de Saussure) renvoie à l'arbitraire du genre (rappel des exemples soleil/lune, genre différent en français et en allemand). Le genre des mots n'est pas un fait de nature mais une production sociale, socialement construite, organisée ; l'exemple fauteuil/chaise veut-il dire que le fauteuil est pour les hommes, la chaise pour les femmes, qu'ils renvoient à une répartition sociale des rôles ? En tout cas, quand on est scolarisé en France, on sait ce qu'est le genre.

L'exemple suivant est celui analysé par Michel Foucault dans Herculine Barbin, dite Alexina B, qui passe de femme à homme à 20 ans. Dans le manuscrit d'Abel Barbin, Mes Souvenirs, publié en 1874, il s'agit aussi de grammaire : écrire comme femme / écrire comme homme. Quand la narratrice devient narrateur, elle ne fait pas le choix du neutre, de l'hermaphrodite ; la vie de femme est en italiques pour montrer qu'il/elle n'adhère pas à cette vie.

L'accord de genre est une contrainte normative forte en français.

 

Épistémologie du concept

Avant de faire l'histoire du concept de genre, un rappel : un concept ne peut pas être pensé de manière intemporelle. Le concept de genre est intéressant à penser parce qu'il oblige à penser son historicité. Quelle est la vérité historique du concept de genre, reformulée constamment ? Dans le tableau de Dali, La Persistance de la mémoire, les montres molles épousent le mouvement des meubles, les outils ne servent pas seulement à indiquer le temps mais ils sont aussi traversés par le temps. Ainsi il s'agit de penser l'historicité du concept, et pas seulement ses usages. Il n'y a pas d'intemporalité du concept, le savoir est situé par les épistémologies féministes.

Notamment, Donna Harawaydéveloppe la question du point de vue, l'objectivité n'existe pas, aux points de vue s'opposent les points aveugles. L'objectivité consiste à marquer les limites du point de vue qu'on adopte. Et la question du point de vue a à voir avec les rapports de domination. Le point de vue considéré comme "objectif" est celui du dominant, le savoir implique des rapports de pouvoir.

La "neutralité axiologique" (traduction de l'allemand = libre de valeurs) que l'on a attribuée à Max Weber par opposition à l'engagement sociologique du marxisme, constitue un contresens par rapport à sa théorie. Max Weber avait défendu l'idée qu'un socialiste (au sens fort de l'époque) ou un anarchiste pouvait être professeur de droit, car, comme il ne croit pas au droit qu'il enseigne, il dispose d'un levier pour voir des choses que les autres ne voient pas. La neutralité axiologique consiste à dire par exemple que l'on ne fait pas de politique, mais c'est une manière de valider le point de vue des dominants. Or la position de dominant ne garantit pas la lucidité (celle de dominé non plus). La neutralité renvoie encore au genre, le neutre c'est l'absence de genre (qui n'existe pas dans la grammaire française) ; quand on vous dit : "soyez neutre", on vous dit : "faites abstraction de ce que vous êtes = soyez des hommes !"

 

Histoire du concept de genre

Aux États-Unis

La question du genre a commencé à être travaillée aux États-Unis dans le milieu médical psychiatrique. John Money et Robert Stoller, dans les années 1950-60, ont essayé de penser les situations anormales d'hermaphrodisme (aujourd'hui intersexualité) et de transsexualisme comme des situations médicalisées. Confrontés à une norme, il s'agissait de corriger une anomalie, de rétablir l'ordre devant un désordre biologique (intersexualité) ou une anomalie par rapport à l'adéquation supposée sexe/genre, corps/manière de se définir. Dans la distinction sexe/genre, il s'agissait de réaccorder les termes. Leur "clinique du genre" visait à réharmoniser dans un contexte médical. Ces deux médecins n'étaient pas des révolutionnaires, ils apprenaient à leurs patients à se conformer aux attentes normatives[1]. Après la seconde guerre mondiale, la supériorité culture/nature s'inscrit dans un contexte raciste du refus de la naturalisation. John Money, confronté à un garçon amputé de son pénis, dit : "il va suffire d'en faire une fille", selon sa théorie que l'on peut réassigner une identité de genre.

Cette histoire, qui sera démentie par la vie (le garçon n'adhérant pas à cette réassignation), circule beaucoup mais ne dit pas la vérité des études de genre d'aujourd'hui. Et elle entre en contradiction absolue avec la manière dont le féminisme s'approprie le concept en retournant la perspective, d'un point de vue clinique à un point de vue critique : non plus corriger les anomalies, mais interroger la norme. La fonction politique du genre est normative chez Money, elle est critique chez Judith Butler qui ne la traite plus dans une opposition nature/culture, mais comme une question d'assignation. La préhistoire de l'étude de genre est médicale, psychologique, psychiatrique, en référence à la norme, l'histoire s'incarne dans la critique, la contestation.
 

En France

La référence première en France est Simone de Beauvoir : "On ne nait pas femme, on le devient." Le genre est une socialisation, une production sociale. (Judith Butler va plus loin dans la contestation : "on ne le devient pas", mais l'histoire française du concept est à prendre en compte). L'entreprise de Simone de Beauvoir est anthropologique, elle s'interroge sur comment on produit de la culture. Il ne s'agit pas d'une lecture nationaliste des études de genre, mais l'histoire passe par des contextes nationaux. Le genre parle de choses très différentes, mais l'interrogation qui consiste à comprendre l'universalité de la domination masculine pose la question fondamentale de comment on produit de la culture, et comment on passe de la nature à la culture (rf à Lévi-Strauss chez Beauvoir).

 

Les étapes du concept de genre

La première définition, qui opposait nature à culture, se référait à labiologie.

Depuis les années quatre-vingt, une deuxième définition interroge les rapports entre genre et sexualité. Une étape a été franchie dans le vocabulaire juridique du harcèlement sexuel aux États-Unis quand une juriste, Catharine Mackinnon, en argüant que la sexualité est un instrument de domination ("tu n'es qu'une femme), impose une deuxième définition du harcèlement sexuel : "l'environnement hostile". Par exemple, des calendriers pornographiques dans une caserne sont considérés comme une atteinte aux femmes qui sont amenées à y travailler. L'environnement hostile contribue à une hiérarchie dans le monde du travail. La sexualité est alors considérée comme instrument du genre.

Un troisième usage apparait ensuite, avec une définition double : le genre est ce qui organise les différences perçues entre les sexes, et est aussi une manière privilégiée de signifier les rapports de pouvoir. Par exemple dans un couple homosexuel, comment la question des rôles féminin/masculin se joue-t-elle, dans la question des pratiques sexuelles ou dans la question du genre ? Le genre ne parle pas que de genre, mais parle aussi de sexualité. Les rapports sociaux parlent aussi de genre, par exemple penser que les femmes de classes populaires ne sont pas assez féminines, les hommes trop virils : idem à l'inverse, sur les femmes et hommes de la bourgeoisie. Aux États-Unis, la question noire est vue par le prisme du genre, trop ou pas assez de signes sexués renvoie toujours à l'anormalité. Autre exemple, lors de la déclaration de guerre en Irak, un intellectuel états-unien néoconservateur avait écrit un texte : "Les Américains sont de Mars, les Européens sont de Vénus". Si les questions de genre ont un tel retentissement, c'est parce qu'elles toujours d'autre chose en même temps, elles ne parlent jamais de ce qu'elles parlent ostensiblement.

Un quatrième retentissement se trouve dans les sciences du vivant. Dans les années 1990, Thomas Laqueur, dans La fabrique du sexe, révolutionnait les perspectives sur l'anatomie en montrant qu'elle a une histoire, que ses conceptions ont changé. Jusqu'au XVIIIème siècle, l'anatomie était pensée sur un modèle à un sexe, comme un matériau corporel unique avec des différences de degré entre le rentré et le sorti. Au XVIIIème, on bascule vers la conception d'un monde à deux sexes. Ce n'est pas l'anatomie qui change, mais la manière dont on catégorise l'anatomie peut être changée par la manière dont on voit les sexes. On peut s'interroger sur la différence des sexes dans la biologie. Par exemple Anne Fausto-Sterling, dans Corps en tous genres, propose de décaler le regard par un modèle à 5 sexes (homme, femme, hermaphrodite, pseudo-hermaphrodite homme, pseudo-hermaphrodite femme) ; on choisit de représenter les différences anatomiques de manière binaire, mais on pourrait choisir de représenter l'anatomie autrement. Si on fait une généralité (homme/femme), va-t-on en déduire qu'il y a des exceptions, ou que ces exceptions sont anormales, va-t-on les pathologiser ? Les catégories sont-elles des vérités absolues ou des manières de décrire le monde ? La biologie est elle-même une opération sociale, elle est culturelle, il n'y a pas d'un côté la biologie, de l'autre la culture. Le matériau biologique ne peut pas être appréhendé différemment de ce que l'on peut appréhender culturellement.

 

Pour conclure

Le sexe c'est d'abord une catégorie d'État. L'État civil fonctionne différemment en France et en Espagne, par exemple pour changer de sexe, en France il faut un suivi psychiatrique long, une opération et une stérilisation, en Espagne c'est différent. En Australie on a ajouté une troisième case : H - F - X.

Pour revenir à la controverse actuelle, ce n'est pas un combat entre les partisans du sexe et les partisans du genre, mais un combat entre des conceptions politiques du genre. Dans la Manif pour tous, un slogan disait : "Ne touchez pas à mes stéréotypes de genre".

Pour lesreligions, les enjeux sexuels sont importants, car ils posent la question de la transcendance ou de l'immanence : y-a-t-il des règles transcendantes ? Y-a-t-il des limites aux règles démocratiques, aux définitions immanentes, définies par nous ? L'extension indéfinie de la logique démocratique, de l'immanence provoque l'inquiétude conservatrice quant à l'ordre, aux "règles" de la transcendance. La fin d'un monde n'est pas la fin du monde. L'inquiétude conservatrice vient de la croyance que si l'on change les normes, il n'y aura plus de norme. Ce n'est pas ce qui se passe, d'autres normes s'installent.

 

Viviane Youx

 



[1]Les sites catholiques attribuent à tort à John Money les abominations supposées de la supposée théorie du genre

Soumis par   le 01 Avril 2014