Enseigner la littérature : les professeurs empêchés


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Enseigner la littérature : les professeurs empêchés

Les enseignants de français mis au pas

L’acharnement du ministre à maintenir « l’oral de français du bac » soulève une vague d’incompréhension, au-delà de la communauté éducative et des seuls enseignants de français. Les raisons en sont diverses : doutes sanitaires, souci d’un renforcement des inégalités, angoisses des élèves et des professeurs face à une première session encore expérimentale. Nous souscrivons à tous ces motifs d’inquiétude, mais ce qui nous choque le plus et nourrit notre désaccord profond avec les propos du ministre, c’est la conception de l’enseignement de la littérature et l’idéologie masquée qu’ils sous-tendent. L’obstination à maintenir « l’oral de français du bac » est un des maillons d’une mise au pas d’un rapport personnel à la littérature, dangereux quand il ouvre la porte à une pensée libre et autonome. 

 

Parlons-nous de littérature ?

La littérature, un supplément d’âme pour les nantis ? La société, qu’a-t-elle besoin de littérature ?   Nous pourrions reprendre mot pour mot les paroles d’Ariane Mnouchkine dans le Télérama du 9 mai en remplaçant théâtre par littérature : « Parlons-nous de théâtre ? – Mais je vous parle de théâtre ! Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! C’est ça le théâtre ! Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite, transformer, pour que la Beauté transfigurante nous aide à connaitre et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre ! » C’est aussi ça la littérature !

 

Enseigner la littérature : un choix national

La crise autour de « l’oral de français du bac » devrait être une occasion de réfléchir à ce que notre pays veut faire de cet enseignement de la littérature qu’il impose à tous ses enfants. Voulons-nous seulement leur donner un vernis culturel, quelques noms dont ils pourront égayer leurs conversations ? Si nous voulons plutôt donner à la littérature une fonction émancipatrice, créative, imaginative et éducative, si nous pensons qu’elle peut contribuer aux progrès langagiers indispensables à nos enfants, c’est à la conception de son enseignement qu’il faut réfléchir, en faisant confiance aux chercheurs et aux professionnels. C’est à cette condition que les professeurs ne seront plus empêchés de faire leur métier, et que l’enseignement de la littérature reprendra du sens.

 

Enseigner la littérature : un positionnement idéologique

La bataille sur le nombre de textes à présenter à l’oral, puis leur réduction pour cause de confinement, puis l’injonction, répétée comme un mantra, à travailler les textes, sont le révélateur d’une idéologie de l’enseignement de la littérature au lycée qui, sous prétexte de « bon sens », s’impose par contrainte. Tant pis pour les « inégalités de situation », « les élèves me remercieront dans dix ans en se souvenant de leur lecture de Phèdre pendant le confinement », dit le Ministre au JDD, le 10 mai. Faut-il s’étonner qu’il choisisse, parmi les trois pièces de théâtre au programme, Phèdreclassique et réservée aux sections générales, et non Le Mariage de Figaro, ou encore Oh, les beaux jours, qui auraient pu aussi éclairer l’actualité ? Comment les adolescents peuvent-ils entrer dans ces œuvres sans la médiation, de l’enseignant, les débats en classe ? Lisent-ils Phèdre parce que le ministre a choisi de maintenir l’oral ? S’ils se souviennent de Phèdre dans dix ans, ce ne sera certainement pas, ne lui en déplaise, grâce au ministre. Certes, les élèves ont besoin d’aiguillon, et l’examen peut en être un, mais c’est surtout le travail des professeurs qui peut les engager dans la compréhension d’œuvres, classiques ou non, sans se contenter d’une lecture superficielle avec des fiches, juste pour l’oral. S’ils se souviennent de Phèdre, espérons que ce ne sera pas pour un nom associé à une période lointaine et consacrée, mais pour ce que les mots et les rythmes de Racine leur disent de leurs conflits existentiels et de leur place dans le monde. Quand nous leur faisons étudier les classiques, dans des corpus élargis au-delà du XVIIème siècle, nous prenons le pari que ces œuvres nourriront et éclaireront leur vie et leurs lectures plus contemporaines. 

 

Enseigner la littérature : un projet politique

Mais la question la plus cruciale que posent ces déclarations intempestives est : pourquoi enseigne-t-on la littérature aux élèves ? Le projet politique sous-jacent aux nouveaux programmes de lycée n’est clairement pas celui de l’AFEF. Notre désaccord ne se focalise pas sur les questions de de chronologie, auxquelles on l’a souvent réduit lors l’élaboration de ces programmes. Nous pensons, bien sûr, qu’il est nécessaire d’aider les élèves à établir des repères chronologiques, mais pas sous la forme d’un saupoudrage culturel du type La Littérature pour les nuls. D’autres en tirent du profit mais ce n’est ni le rôle de l’École, ni la représentation que nous avons de notre métier et de notre fonction. Notre travail est de conduire les élèves à se constituer des repères langagiers, culturels, chronologiques, par une lecture conscientisée ; de les accompagner vers une pensée autonome, grâce à la lecture des auteurs dont ils peuvent nourrir leur réflexion et leur imagination ; de leur donner l’envie et l’habitude de lire (pas seulement les Fablesde La Fontaine) et d’écrire, parce que comprendre les auteurs c’est aussi se frotter à leur écriture.

 

Un masque d’idéal républicain : degré zéro de la didactique

Or, la parole politique autour de « l’oral de français du bac » est sous-tendue par une idéologie qui, sous un masque d’idéal républicain, refuse de se dire. Il ne s’agit pas seulement d’imposer les valeurs de la chronologie et l’idéal des grands classiques, mais de corseter les professeurs pour qu’ils arrêtent d’enseigner la littérature comme ils l’entendent, ou plutôt comme les recherches menées en didactique de la littérature le leur ont appris. Mais la didactique est devenue un gros mot, banni des programmes et des discours, comme pour nier la possibilité, l’existence d’une didactique de la littérature ; le non-dit est puissant : la littérature, on n’a pas le choix, on l’aime ou on la quitte, question de milieu, de connivence.  Et pour entériner cette dilapidation, il fallait trouver les moyens d’empêcher les professeurs de faire le métier auquel ils ont été formés, et leur imposer d’autres méthodes, l’injonction faisant passer des méthodes officielles pour justes et valides. 

 

Les professeurs de français sont empêchés car :

  • La liberté de choisir les œuvres qu’ils enseignent, dans un cadre général, a été aliénée par un programme national d’œuvres, dans un but soi-disant égalitaire ; pourquoi pas, si le choix était assez large et le nombre d’œuvres obligatoires limité… 
  • Les marges de manœuvre dont ils disposaient ont été réduites à peau de chagrin par un programme si lourd que le ministre a fini par diminuer le nombre de textes imposé à l’oral… 
  • Le travail d’écriture a été méprisé au profit du « travail sur les textes » et des exercices canoniques, dissertation et commentaire ; passée à la trappe l’écriture d’invention dont toute proposition de modification a été refusée, diktat politique… 
  • Le travail autonome et collectif de leurs élèves a été ignoré ; exit le carnet de lecteur, les écrits d’appropriation ont fait leur entrée ; et leur sortie, l’examen les occulte…
  • Des démarches leur ont été imposées ; elles l’étaient déjà, la lecture étant passée de méthodique à analytique pour suivre les avancées de la didactique. Elle redevient linéaire, pour suivre le flot du texte, clouant au pilori les théories de la réception et de la lecture littéraire. 

 

Former des sujets : lecteurs, scripteurs, parlants

Pour penser plus loin que le confinement, et tirer quelques enseignements de cette période de mise à distance, une des questions à nous poser est celle du rapport à la littérature dont l’École a la charge. Si nous formons les élèves à la littérature, c’est parce que nous croyons qu’en tant que sujets-lecteurs, sujets-scripteurs, sujets-parlants, le pouvoir langagier et culturel qu’ils développent leur permet d’établir leur place dans le monde. Et cette littérature-là ne peut pas être une série de textes sous forme de Morceaux choisis. Elle ne peut qu’être une littérature vivante, investie, dans laquelle chaque professeur entretient un rapport personnel aux œuvres que, comme sujet, il essaie de transmettre de son mieux aux élèves. 

 

Transmettre quoi ? 

Et c’est parce que nous pensons la transmission essentielle que nous réaffirmons qu’elle ne peut se réduire à la récitation de listes de textes. Transmettre, c’est faire toucher du doigt le rapport de soi à l’œuvre, différent selon les œuvres et les auteurs, affirmer pourquoi je préfère Balzac à Zola mais sortirais manifester si celui-ci était attaqué. Transmettre, c’est faire sentir le gout que j’ai pour la poésie, pour le roman ultra-contemporain, sans mépris pour d’autres genres. Transmettre, c’est mettre en résonance les lectures timides de nos élèves avec les auteurs et les œuvres qui leur servent de cadre.

 

Le choix de l’exigence 

Nous, professeurs de français, sommes empêchés de faire notre métier dans le respect de notre conscience professionnelle. Les injonctions politiques qui se sont imposées à travers les programmes de français du lycée ont changé fondamentalement notre rapport au métier. La relation aux élèves est toujours fragile, et leurs intérêts personnels de jeunes adolescents ne les poussent pas instinctivement vers la lecture de littérature que la France s’honore de maintenir comme pilier central de l’École tout au long de la scolarité. Les y diriger, les y accompagner demande de déployer de la patience, de la créativité, de l’ajustement, en usant de démarches souvent détournées. Or les choix idéologiques qui ont présidé à l’écriture des programmes nous en empêchent : aller vite, « faire » tel nombre de textes et d’œuvres, réduire le travail écrit sur la littérature à de la glose, là où il faudrait le temps des découvertes, des parcours, des jalons pour que les élèves lisent vraiment et se construisent une culture personnelle et commune.

 

Appel à une réflexion collective sur la littérature et la culture

Et c’est parce que nous sommes exigeants pour nos élèves que nous demandons que soit engagée une réflexion nationale sur ce que nous voulons faire de la littérature, et de la culture en général. Ce temps de distanciation qu’aura été le confinement a induit un regard différent sur les priorités quotidiennes qui envahissaient notre emploi du temps. Nos bulles d’isolement nous ont repositionnés comme sujets de notre vie, acteurs et non assujettis à une parole officielle descendante, et nous ont fait repenser notre relation aux autres, à l’autre. Le temps pour la culture a changé, le ralentissement des rythmes de vie a permis, parfois, de lire plus. Le confinement a fait ressurgir le besoin de collectif, de solidarités, d’engagement. Il a soudain donné aux familles une place que le système français ne leur accordait pas. Elles se sont montrées bienveillantes envers les enseignants, mais aussi exigeantes avec le système éducatif. Soyons exigeants avec elles, et travaillons ensemble à faire de leurs enfants et adolescents, des sujets lisant-écrivant-parlant, des sujets pensants, autonomes et responsables !  

 

Pour l’AFEF,
Viviane Youx, présidente 

Soumis par   le 12 mai 2020