À une collègue épuisée par la « continuité pédagogique »


Réponse de Dominique Bucheton

G., le 5 avril 2020

 

Ma chère K.,

J’ai trouvé ton mail hier soir, caché sous une masse d’autres messages de collègues. Merci d’avoir décrit ton quotidien dans ces premières semaines de tentatives d’enseignement à distance, d’avoir dit l’énergie que cela demande. En lisant les mails et témoignages des uns et des autres, j’observe que la plupart des enseignants, en fonctionnaires consciencieux, ont tenté vaille que vaille d’obéir à l’idée de continuité pédagogique. Certains de manière imaginative, ajustée à la situation nouvelle, d’autres au contraire, le nez dans le guidon, en suivant des schémas de pensée, des habitudes professionnelles, didactiques, des conceptions de ce qu’ils pensent être leur « devoir » de professeur.  

Pour ma part en retrait  de ce rude quotidien, j’essaie de comprendre, d’écouter, regarder ce qui se passe pour les parents qui travaillent ou non,  pour les élèves qui comprennent ou non ce qu’on attend d’eux, pour les enseignants qui subissent ordre, contre-ordre, contrôle sous une avalanche de ressources nouvelles qu’ils n’ont pas le temps de lire ; qui  savent ou non   se débrouiller dans la jungle plus ou moins gratuite ou privatisée (Klassroom) des logiciels. J’essaie de comprendre, regarder d’en dessus, hors de la mêlée, pour aider les enseignants à réfléchir, à prendre du recul sur ce que le ministre leur impose. 

Remarque :  avec l’état d’urgence, le ministre peut sans passer par le parlement ou les lois ordinaires imposer tout ce qu’il veut ! Ainsi que ses zélés subordonnés : tel proviseur qui impose un devoir sur table (Académie d’Orléans), au sortir du confinement pour mesurer l’assiduité et l’engagement des élèves et des profs, mais aussi, à l’opposé telle rectrice dès le début qui a envoyé une note pour conseiller une évaluation bienveillante et formative. 

Ce que je comprends, et on commence à être nombreux à le dire, c’est que ladite « continuité pédagogique » est un leurre, une hypocrisie, un déni du réel de ce qui se vivent les élèves, leurs familles et les profs dans ce contexte de confinement.  Il s’agit de faire « comme si » on se trouvait dans un enseignement » normal », avec un programme à faire avancer ! C’est un déni de la grande souffrance de certains enfants qui sont complètement abandonnés devant la très grande angoisse que génère cette épidémie, déni de l’extrême fatigue des enseignants qui n’ont pas même le temps de s’occuper de leurs enfants et travaillent la nuit. Souffrance des parents qui se sentent responsables de ne pas pouvoir aider leurs enfants. Déni du réel, de l’épidémie, abandon du sens de l’humain que l’école pourtant professe. Les enfants en Guyane, département français n’ont pas d’ordinateur, souvent pas de téléphone, les familles ne parlent pas forcément français. Et en plus pas ou peu d’hôpital !

Les enseignants ont été sommés de faire classe. À distance. Ils n’y sont pas préparés. On observe le meilleur et le pire dans les pratiques. L’une captive des petits de CM en leur faisant écrire et réécrire une histoire drôle du confinement : « ma mère ne m’appelle plus que « Tais-toi », écrit un petit ! Une autre collègue invite ses élèves à une en sortie virtuelle, savamment accompagnée, une autre fait participer les élèves à divers concours, une autre a mis en place des ateliers dirigés à 4 ou 5 élèves par WhatsApp. Mais il y a aussi celles qui font pleurer ou désespérer les élèves : 6 livres à acheter sur Amazon accompagnés de questionnaires de lecture.

Mon point de vue, au regard de tout cela c’est que cette prétendue continuité pédagogique, telle qu’elle a été mise en œuvre notamment au niveau du primaire et du collège n’a pas de sens, malgré toute l’énergie dépensée. Elle pourrait bien avoir pour mission détournée d’asservir, décerveler un peu plus les enseignants en arrimant toute leur force à une tâche impossible, inefficace, in évaluable, qui les empêche de réagir, de penser par eux-mêmes, de dire simplement non !  C’est le « nouveau métier » pensé par Blanquer qui se profile, avec des heures supplémentaires, vacances et autres soutiens, obligatoires et non rémunérées (l’effort de guerre !). Cette nouvelle gouvernance augmente les injustices, on le sait, mais ses dommages collatéraux sont considérés sans importance ou inévitables, pour notre ministre, certains cadres, proviseurs, mais aussi certains enseignants des lycées chics qui ne s’intéressent qu’à l’élite ! 

Alors que faire, que proposer ? Comment aider les enseignants à réfléchir pour que dans cette crise épouvantable, qui va bouleverser la société à tous les niveaux, ils se sentent utiles et jouent pleinement leur rôle d’éducateurs ?  La première chose, il me semble, c’est de dire, comme vient de le faire Francette Poppineau aujourd’hui sur Youtube : l’école en termes de programmes, doit recommencer là où elle s’est arrêtée. La justice scolaire est à ce prix. On ne peut pas transiger là-dessus. Un trimestre, un semestre dans une vie d’écolier : qu’est-ce que c’est ! À condition que cette vacance d’école soit équitable.     

Selon moi, cette brèche dans le temps scolaire ordinaire doit être mise à profit pour développer, des aptitudes, des compétences, trop abandonnées, dans la course habituelle aux programmes.

En premier lieu : La solidarité pour le copain, le voisin :  le tutorat, la recherche du maintien du lien coûte que coûte que nombre de familles et enseignants sont mis en place de leur propre initiative. N’est-ce pas ce qu’on enseigne sous l’appellation « vivre ensemble »

En second lieu et c’est je pense le chantier le plus difficile, le plus innovant : apprendre à nos élèves à penser le monde qui nous entoure. Être présent à ce qui arrive et non fuir dans l’occupationnel sur Netflix ou les jeux vidéo.  Mais, une telle présence au réel n’est pas spontanée. Elle a besoin d’être initiée.  C’est notre rôle d’éducateurs de faire en sorte que des rencontres, des émotions fortes, des questions scientifiques ou techniques, des œuvres, déclenchent des questions, suscite la pensée.  C’est ce que j’appelle la posture du magicien qui précède la recherche et l’enseignement. Un autre rapport au savoir est à construire. Un lien (tissage) entre ce qu’on étudie et ce qui se passe devant notre porte, à l’hôpital, en Afrique, dans l’entreprise d’à côté, chez le voisin licencié du dessus. Apprendre à penser en faisant du lien est tout l’enjeu didactique nouveau des « éducations à ». Elles demandent d’affronter la complexité avec la rencontre, complémentarité des savoirs (ce que demande absolument cette crise si on veut s’en sortir).  Je suis par exemple à peu certaine que nombre d’élèves ne comprennent pas les arguments scientifiques, économiques, sanitaires, juridiques des choix et dates pour le déconfinement. Qu’on en discute ! ils peuvent comprendre, même petits.  Ils en seront plus conscients et responsables : une vraie éducation à la citoyenneté et solidarité ! 

En troisième lieu, il faut je crois RALENTIR. J’entends de très nombreux enseignants qui le demandent. Laisser du temps pour rêvasser, dessiner, discuter avec ses potes… le confinement ne doit pas être les travaux forcés, mais l’inverse, des travaux attendus.  

Trouvons les formes nouvelles pour solliciter cette pensée, singulière et collective.  Faisons écrire, lire.  Les réseaux des enseignants fonctionnent à tour de bras mais pas assez pour se poser la question du sens des tâches demandées aux élèves en ce moment.  Ce n’est pas nouveau ! 

Tu vois K., j’ai besoin qu’on pense en urgence, ensemble, l’école d’aujourd’hui sous confinement, car elle nous permet de découvrir les apories de notre système, sa folie de l’évaluation, du contrôle au détriment de la pensée. Sa folie du quantitatif, de l’accumulation, monstration de savoirs   qui ne font pas culture, qui ne font pas semence pour penser. Pour inventer le monde de demain.

Je suis très inquiète de ce qui se prépare si on ne prend pas le temps de faire une pause pour réfléchir ensemble. J’ai l’immense chance de pouvoir régénérer mes neurones au soleil en cultivant mon jardin, en écoutant de grands intellectuels, scientifiques qui montent au créneau, en m’initiant un peu à l’économie (j’ai presque fini le pavé de Piketty, ça vaut vraiment le coup pour des incultes comme moi). 

Pardon pour ce long monologue. Ta lettre m’a émue. Je voulais vraiment prendre le temps de te parler. 

Je t’embrasse. Prends des vacances. Prends soin de toi et des tiens.

Dominique Bucheton

 

 

Soumis par   le 06 Avril 2020