Réforme de l'orthographe. Beaucoup de bruit pour rien, ou comme il vous plaira ?, L'Humanité, 19 février 2016


Face à face entre Viviane Youx, présidente de l’Association française des enseignants de français et Bernard Fripiat, historien, dramaturge et conseiller en orthographe.

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ENTRETIEN CROISÉ RÉALISÉ PAR JÉRÔME SKALSKI
VENDREDI, 19 FÉVRIER, 2016
L'HUMANITÉ

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Photo : AFP

Face à face entre Viviane Youx, présidente de l’Association française des enseignants de français et Bernard Fripiat, historien, dramaturge et conseiller en orthographe.

La proposition de simplification de l’orthographe va-t-elle simplifier son enseignement ou au contraire en compliquer ou en discriminer l’usage ?

Viviane Youx La simplification de l’orthographe s’accompagne clairement d’une volonté d’en faciliter l’enseignement et l’usage, bien que, en l’état, les modifications semblent très insuffisantes pour atteindre cet objectif. Ces rectifications, que l’Académie française a choisi de faire figurer dans sa neuvième édition en cours, constituent des ajustements en nombre réduit. Et elle précise bien qu’il ne s’agit nullement d’une réforme de l’orthographe, les rectifications en train d’être généralisées ne portent que sur quelques règles, et visent à uniformiser l’écriture de mots proches et à régulariser quelques accords et anomalies. En France, la pression de l’orthographe est si forte et ses usages sociaux si discriminants que les élèves les moins pourvus socialement sont fortement pénalisés. L’orthographe du français est difficile, et si l’on veut que tous les élèves la maîtrisent, cela suppose des choix : soit on donne des moyens énormes en temps, ce qui ne semble pas réaliste dans les priorités de l’école ; soit on accepte une simplification plus importante, notamment de règles grammaticales comme celles de l’accord du participe passé. Mais ce sont des adultes déjà bien dotés qui refusent tout changement, alors que des élèves se portent bien de pratiquer l’orthographe rectifiée depuis plusieurs années, quand leurs professeurs ont su en lire la référence dans les programmes de 2008.

Bernard Fripiat Elle va tout compliquer. Les mômes vont voir « oignon » au marché et « ognon » à l’école. Conséquence, ils risquent de ne plus oser se fier à leur mémoire visuelle. Ils perdront aussi confiance dans leur ordinateur. Certains correcteurs souligneront « brûler », d’autres « bruler ». Certains accepteront les deux. Nous avons intérêt à avoir le même correcteur que le patron. Mettons-nous à la place du professeur obligé d’expliquer que « croître » prend un chapeau car, dans sa conjugaison, on peut confondre avec « croire » (je croîs = je grandis). Par contre, « accroître » n’en prend plus car le verbe accroire n’est plus conjugué. Vachement plus simple ! Notre ordinateur résout l’orthographe d’usage et nous réussissons l’exploit de nous mettre en difficulté. Vouloir éviter l’humiliation du zéro pointé en dictée est louable. Pourquoi ne pas décider de ne pas sanctionner la faute que l’ordinateur voit ? On la souligne, mais l’élève ne perd pas de point. Nous pourrions insister en profondeur sur ce que la machine ne voit pas. Ne soyons pas naïfs ! Certains utiliseront l’orthographe classique comme outil de reconnaissance. Le gosse à qui papa aura expliqué la réforme sera plus à l’aise que le môme qui suit son manuel scolaire. Ce dernier écrira « aigüe » comme il l’a appris et ne comprendra pas que son patron, qui a oublié de mémoriser les 2 400 mots modifiés, le corrige. L’autre pourra disserter entre gentlemen sur la place d’un tréma qui modifie « gageure » en « gageüre ».

L’application de cette réforme ne s’impose-t-elle pas à la fois trop tard et de manière trop abrupte ?

Viviane Youx En effet, l’application de ces rectifications a été outrageusement retardée tant elles ont subi, depuis leur publication en décembre 1990, d’attaques dont la violence ne cesse d’étonner. D’autres pays, comme la Belgique, ont accepté plus vite les modifications. En France, les choses sont allées lentement ; des associations et revues pédagogiques appliquent l’orthographe rectifiée, certaines depuis longtemps (1998 pour l’Afef et le Français aujourd’hui). Une première avancée a eu lieu en 2008 dans les programmes de français de l’école et du collège, avec une référence dont le ministère a omis de faire la promotion ; certains collègues, notamment en primaire, l’ont néanmoins appliquée avec leurs élèves. Les dictionnaires l’ont aussi intégrée, notamment le populaire Larousse depuis la fin 2011. La dernière avancée, avec les programmes de novembre 2015, est que l’ensemble des programmes des cycles 2-3-4 est rédigé en orthographe rectifiée dont la référence est généralisée à tous les enseignements, dans toutes les disciplines. Nous pouvons regretter qu’il ait fallu tellement de temps pour accepter des aménagements aussi minimes. Dire qu’ils sont imposés de manière abrupte semble excessif, on est plutôt allé très doucement. Mais remarquons que personne n’a réagi aux programmes de 2008, ni à ceux de 2015 au moment de leur publication, et on peut s’étonner d’une réaction aussi vive plusieurs mois après : comment se fait-il que personne ne se soit aperçu, à la lecture des programmes, qu’ils comportaient des bizarreries orthographiques ? Peut-être tout simplement que les rectifications sont si minimes qu’elles se voient à peine.

Bernard Fripiat Elle ne s’impose pas. Elle était soumise à l’épreuve du temps. En vingt-cinq ans, le temps a tranché. Les marchands écrivent « oignon ». Je n’ai pas rencontré une secrétaire qui appliquait cette réforme, qui ne simplifie rien. Elle devait retenir « sûr » et « sûreté », aujourd’hui : « sur » et « sureté ». Quand le peuple n’obéit pas, on décrète. Prenons l’exemple des chiffres en lettres. À l’origine, le trait d’union remplace, et vingt et un est ainsi suivi par vingt-deux. Comme nous ne disons pas cent et un, nous ne mettons pas de traits d’union. Les puristes écrivent dix neuf mille deux cent vingt et un. Plus personne ne met les traits d’union et les chèques sont tout de même acceptés. Contrairement aux idées reçues, l’orthographe suit l’usage. Il est probable que les traits d’union entre les chiffres vont disparaître. Qu’ont-ils décrété ? Il en faut partout (dix-neuf-mille-deux-cent-vingt-et-un). Cela s’appelle de l’élitisme ! Il existe une règle un peu complexe. Plus personne ne l’applique. Du haut de ma grandeur, je vais décréter arbitrairement, car ces nouveaux traits d’union n’ont plus aucun sens, d’en mettre partout.

Soumis par   le 28 Mars 2016