Parler de littérature sans livre : dernier souvenir romanesque pour la majorité des lycéen·ne·s


Un oral de français sans livre...

À compter de juin 2021, c’est ce qui attend les lycéen·ne·s lors de l’épreuve orale de l’EAF (épreuve anticipée de français en classe de première). La deuxième partie : « Présentation de l’œuvre choisie par le candidat » se fera sans livre… Voilà l’injonction que viennent de recevoir les professeur·e·s de classe de première de la part de leur Inspection.

Il fallait bien cette précision, puisque le texte de référence (note de service n° 2019-042 du 18-4-2019) ne parle pas du livre, ni en présence ni en absence.

Mais qui aurait pu imaginer que, quand « le candidat présente brièvement l'œuvre qu'il a retenue et expose les raisons de son choix », il doive le faire sans l’appui du livre-objet auquel il se réfère ? Et quand il est appelé, dans l’entretien oral, « à défendre son point de vue sur la base de la connaissance de l'œuvre », il doive se fier uniquement à sa mémoire, sous forme d’une récitation que le projet de réforme de l’examen prétendait à tout prix éviter ?

 

Cette injonction est justifiée par la volonté de prévenir les « ruptures d’égalité » : déjà, à ce titre, a été interdit le dossier qu’auraient pu préparer les lycéen·ne·s pour rendre compte de leur travail de l’année, et présenter dans l’entretien oral, durant cette deuxième partie de l’épreuve. Le dossier aurait pu contenir un carnet de lecteur – relevé personnel de l’activité de lecture durant l’année –, des écrits d’appropriation – croisement de l’activité d’écriture et de lecture en classe et personnelle. Et, au risque que quelques-un·e·s puissent éventuellement porter plainte, se sentant défavorisé·e·s parce que moins guidé·e·s et accompagné·e·s dans leur lecture et écriture personnelle, tous les élèves sont privés de cette présentation de leur travail qui donne sens à l’enseignement littéraire.

 

Car les juristes veillent au grain, ils ouvrent le parapluie. Le ministère se prémunit contre toute possible injustice. Mais où est la justice, dans la défense du moins faisant, au détriment de celles et ceux qui se sont investis dans la pratique de la littérature, y ont même peut-être pris plaisir ?

 

Et à ce titre, l’interdiction du livre à l’oral serait encore plus grotesque, si elle n’était grave ! Que craint-on ? Que les élèves, en venant avec le roman qu’ils ont lu et choisi, aient pris le temps d’y insérer des notes si nombreuses qu’elles changent la donne durant l’entretien ? Qu’ils aient le temps, sous le regard de l’examinateur, de compulser ces notes et savoir dire tout à coup ce que le texte du livre ne leur avait jamais évoqué jusque-là ? De cette illumination soudaine, tout examinateur serait ravi !

 

Un peu de sérieux. Nos lycéen·ne·s vont être contraint·e·s, par peur du stress et de l’oubli, d’apprendre par cœur une fiche qu’ils se seront constituée sur le livre de leur choix. Ils auront donc maintenant un double psittacisme dans leur cartable mental, celui de l’interrogation sur le texte, linéaire, encore plus facile qu’avant, et celui de leur fiche sur l’œuvre choisie. Coup double là où le but annoncé était de le supprimer, ce psittacisme !

 

Un peu de sérieux, et revenons à la question essentielle : qu’est-ce que la littérature sans livres ? Les Français·e·s ont dit, en cette année confinée, leur attachement aux librairies, aux livres, à la littérature. Pour parler vraiment d’un livre, le souvenir n’y suffit pas, il faut pouvoir tourner les pages, chercher ce passage qui vous a interpellé, cet autre que vous avez aimé, raviver votre souvenir par la couverture, l’organisation des chapitres, une phrase saisie au vol. Et le livre que pourrait fournir le professeur ne palliera le manque que si c’est la même édition, la même pagination. Le risque est grand de perdre les élèves en les amenant à s’aventurer, dans un temps si court, dans un autre objet-livre que le leur.

 

Quelle idée de la littérature prétend-on promouvoir en la détachant de l’objet-livre qui la porte ? Même le livre numérique – fréquenté majoritairement, voire essentiellement par de très grands lecteurs – reprend la présentation, pagination, organisation du livre-objet. La France s’enorgueillit d’avoir su développer un enseignement littéraire à tous les niveaux du cursus scolaire. Elle est en train de l’assécher et le réduire à un vernis.

Pouvons-nous accepter de résumer à une récitation la fréquentation de la littérature qui devrait être compréhension, illumination, intelligence, imagination ? C’est là le sens que nous donnons à son enseignement continué dans l’École française, de la maternelle au lycée, général, technologique, professionnel.

 

Nous demandons que les élèves soient autorisés à apporter et utiliser leur livre personnel pour l’épreuve orale de français en classe de première.

 

Viviane Youx, présidente de l'AFEF

Soumis par   le 15 Décembre 2020