Grande confusion sur la reprise


Par une professeure de français en lycée dans l'Académie de Créteil

Les annonces du lundi 13 avril quant au retour à l'école lundi 11 mai m'ont laissée depuis dans la plus grande confusion. C’est la raison pour laquelle il me semble encore opportun de vous faire part de mes remarques :

  • Le retour progressif à l’école relèverait du souci de justice sociale : comment ne pas saisir la dimension fallacieuse de l’argument de Monsieur Macron ? Comment ne pas entrevoir ce que cache ce paravent : la préoccupation prioritaire de la reprise économique. Pour aller retravailler, il faut faire garder les enfants. Il faut donc que l’école reprenne…
  • Pourquoi alors, afin d’alléger la tâche administrative et logistique et la prise de risque sanitaire, ne pas demander seulement aux parents ne pouvant faire du télétravail et n’ayant pas d’autre choix que de rejoindre leur lieu de travail, de confier leurs enfants aux écoles ? Pourquoi ne pas limiter la reprise scolaire à ces parents et seulement pour des enfants en maternelle, primaire et au collège ? Cela aurait atténué le risque numérique. Les lycéens peuvent « se garder » et travailler pour bon nombre en autonomie, via des outils à présent mis en place et opérationnels, d’autant que le choix du contrôle continu a aplani les difficultés et angoisses des élèves.
  • Comment alors (re)mettre en marche... une usine à gaz pour un mois et demi seulement alors même que la question des examens était (quasi) réglée (issue apaisante pour tous) en passant en contrôle continu et les outils de travail à distance enfin opérationnels (et les décrocheurs pas si nombreux : finalement, je peux dire que les décrocheurs... avaient déjà décroché, avant l'arrêt des cours...) ?
  • Comment respecter les distances sociales et les barrières sanitaires ?! Dans le hall d'entrée ? les couloirs étroits et bondés ?
  • Comment éduquer les élèves, avant la reprise, à cette nouvelle vie sociale faite de gestes barrières ? Le jour même... par voie d’affichages dans les couloirs ? Sur chaque porte de cours avant d’entrer en salle de classe ?
  • Comment se parer, se prémunir contre le virus en touchant 1/ la poignée de porte 2/ le bureau 3/ le clavier d'ordinateur 4/ les boutons de marche de l'écran et de la tour 5/ la brosse pour le tableau ? 6/ les photocopies et copies d'élèves 7/ en stagnant dans une salle confinée ?
  • Comment matérialiser au sol la distance que les élèves devront respecter aux pauses par rapport au bureau du professeur à qui les élèves ont toujours une question à poser ?
  • Comment parler derrière... un masque ? Être audible ? Et quel(s) masque(s) ? pendant des heures ? En changer au bout de 4 heures sinon, d’après le Journal de la Santé sur la 5, il n’est plus valable en raison de l’humidité ? En pic semi-caniculaire en juin ?
  • Comment passer de gestes précautionneux pour la moindre course dehors actuellement à une reprise insouciante, l'appréhension voire la "psychose" du virus ayant fait son chemin dans tous les esprits ?

            Ce sont toutes ces questions auxquelles nous sommes tous confrontés...

 

            Une autre question me taraude, se mêlant aussi à un sentiment d'injustice : pourquoi donc maintenir l'oral de français ?

            À l'aune du principe d'équité et de justice sociale, cette épreuve est parfaitement inéquitable : nos élèves, déjà très fragiles, de grands fragiles, sont quasi livrés à eux-mêmes depuis l'arrêt des cours, les cours de français à distance ne suffisent pas et ont relevé jusque-là du renforcement des acquis préconisé par les inspecteurs eux-mêmes. Or pour mener le programme jusqu'à 15 textes, il faut encore avancer et apprendre. Cheminer alors que nous sommes chacun sur un chemin qui ne se croise plus en chair et en os, de vive voix...

            Concrètement j'attaque le théâtre dans mes 2 classes de 1ère... sans que jamais la plupart de mes élèves n'aient mis le pied dans une salle de spectacle (l'actualité empêchera définitivement un tel projet). J'attaque Beckett, "Oh les beaux jours" (eh oui... quelle résonance...), pièce au programme de la réforme du bac de français, texte choisi, ardu, aride, magnifique mais assez désespérant puisqu'il s'agit d'une femme... confinée et enterrée... jusqu'au cou, qui voit le temps s'écouler très lentement... Comment diable affronter toutes ces difficultés ?

 

            Les élèves de 1èreseule cohorte d'élèves en France ayant déjà subi les épreuves d'E3C et fait les frais de la réforme, devraient aussi subir cet oral de français préparé seuls en partie, et dans quelles conditions (quelles conditions familiales ? quelle anxiété ? maladie de proches ? difficultés économiques ? on ne sait pas) ? Seuls ces élèves de 1ère auraient à affronter une épreuve, alors que tous les autres élèves français attendent patiemment la fin de l'année en fournissant un travail sans le stress surnuméraire d'un examen terminal... ? Sans compter les parents ayant recours à des cours particuliers par Internet, ce dont nos élèves de zones défavorisées ne peuvent bénéficier, on est loin, bien loin du principe d'égalité et de justice sociale tant exhibé.

            Je ne parle même pas des modalités de mise en œuvre sanitaires de cette épreuve de bac...

 

            Enfin, enfin, pourquoi donc tenir à changer une partie du programme de français alors qu’en cette année de suspension des cours en mars, nous n’aurons même pas la possibilité de couvrir tous les pans des nouveaux programmes ? Pourquoi donc alors s’échiner (comme je l’ai fait) à rendre accessible, à distance, des œuvres intenses et ardues comme Oh les beaux jours... si distantes en elles-mêmes des élèves... ? Tout ça... pour... si peu...

            L’été sera assurément assombri par une rentrée de toute façon problématique et angoissante, et il faudrait être préoccupé, comme l’été dernier, à délaisser et jeter aux oubliettes des œuvres pourtant bien travaillées, à ficeler de nouveaux pans du programme dans une logique de confinement persistant sans espoir de « prendre des vacances » enfin régénérantes ?

            Pourquoi donc ce renouvellement d’un pan quasi inexploité cette année ?

            Pourquoi donc ce renouvellement alors que le secret d’une bonne pédagogie est d’expérimenter au moins (!) une fois son cours puis de l’amender ? Les élèves, eux, de surcroît, « neufs » à chaque fois, ne connaissent pas les textes ! Les professeurs, eux, ont leur curiosité intellectuelle pour varier leurs cours et leurs lectures autant qu’ils le désirent ! Nous ne sommes pas dans une logique de concours de l’agrégation pour les professeurs mais d’apprentissage et d’appropriation sereins des œuvres par et POUR les élèves !

 

            Il serait pertinent de faire valoir ce maintien des programmes et des œuvres 2019-2020 au bac de français afin que chacun puisse se tourner vers des jours meilleurs de manière un peu (euphémisme) sereine, alors même que l’inconnu, l’impréparé et l’angoisse sont en travers du beau chemin de l’école.

Soumis par   le 27 Avril 2020