Former à la culture numérique, un enjeu démocratique, de Viviane Youx


"Programmer pour ne pas être programmé ? - Cultures numériques pour citoyenneté active". Espace Mendès France de Poitiers, du 26 au 30 mai 2015.

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Former à la culture numérique, un enjeu démocratique


Avec ce titre : "Programmer pour ne pas être programmé ?"[1], l'objectif des journées organisées par l'Espace Mendès France de Poitiers est de mettre en évidence les questions que pose à notre société et à son école l'émergence d'une culture numérique. Dans le champ de la culture scientifique au sens large, des sciences exactes et naturelles mais aussi humaines et sociales, comment et pourquoi parler de culture numérique ? Et quel rôle joue-t-elle dans l'exercice d'une citoyenneté active?

 

La table ronde du mercredi 27 mai, "Programmer pour ne pas être programmé ? Dans et hors l'école", situe volontairement la question dans l'univers scolaire. Pourquoi parler d'une culture numérique, dans un domaine largement perçu comme technique et qui fait référence à des outils répandus dont nous sommes plus habitués à considérer les usages que l'intérieur de la boite noire ? Il parait normal que l'école donne une formation de base à l'électricité permettant à chacun de sortir de la pensée magique quand il appuie sur un bouton, sans destiner pour autant chaque élève à devenir un physicien ou un mathématicien. En effet, comment un citoyen d'aujourd'hui peut-il comprendre le monde dans lequel il vit s'il n'a pas idée des modèles physiques, mathématiques ?

Or, fait remarquer Jean-Pierre Archambault[2], cette question ne semble pas bien perçue pour l'informatique, il y a des ordinateurs partout, mais pas d'enseignement de la culture informatique. Et si l'on considère qu'il s'agit d'une culture, c'est à l'école de l'enseigner, comme pour les autres domaines scientifiques. Au moins jusqu'au collège elle a pour mission de doter tous les élèves des éléments de compréhension. Le passage par l'école est, selon Sylvie Alairangue[3], un enjeu démocratique, si l'on ne veut pas que seuls des privilégiés de l'offre familiale et territoriale aient accès à cette culture numérique. Loin de vouloir donner à tous un enseignement avancé de programmation, comme dans les tentatives malheureuses des années quatre-vingt, l'objectif est plutôt de donner à chacun les moyens de comprendre les outils qu'il utilise. Et la démarche que développent Sylvie Alairangue et Thierry Vieville[4] est celle d'une formation à la pensée informatique : faire de l'informatique sans ordinateur. La médiation scientifique propose en effet des "activités débranchées" par lesquels les enfants apprennent à comprendre les concepts du codage binaire, de l'algorithmique. Cette connaissance les aide à maitriser les usages du numérique et, pour revenir à la question de la citoyenneté, à réfléchir à leur identité numérique et à dépasser nombre d'idées reçues.

Cette formation au codage, constitutive de la culture numérique, trouve surtout sa place aujourd'hui dans un cadre associatif. Ainsi Claude Terosier, l'initiatrice de Magic Makers, expose la démarche retenue dans la mise en place d'ateliers pour enfants de 8 à 12 ans, qui suivent une progression sur l'année avec l'objectif d'apprendre à coder pour apprendre à créer. Selon elle, pour les enfants d'aujourd'hui, les jeux sur tablette et ordinateur sont parmi les plus désirables ; pour eux, les jeux vidéos sont magiques, leur dire qu'ils peuvent les déconstruire et en créer permet de susciter et d'accrocher leur intérêt. Le code est posé comme un moyen créatif, par lequel ils apprennent la logique de l'algorithmique, de la programmation. Ces parcours pédagogiques semi-cadrés font appel à des animateurs formés ; s'ils sont prévus pour des groupes de dix, les transposer à l'école est envisageable avec une adaptation. La démarche est inspirée par la communauté ScratchEd, autour du logiciel Scratch 2 Online Editor[5], logiciel libre pour les Béotiens qui veulent apprendre à comprendre ce qu'est la programmation ; grâce à des commandes au nom explicite, on est confronté à la logique et non pas à l'apprentissage d'un langage ; avec un résultat très rapide, ce logiciel met le code à la portée de tous.

 

Pourtant l'enseignement de la culture numérique à l'école soulève des questions.

Gilles Teyssèdre[6], qui remplace Dominique Quéré, délégué académique au numérique, insiste sur la nécessité de l'éveil au codage à l'école, pour lequel les activités débranchées sont une piste intéressante ; mais il fait remarquer que jusqu'à présent, dans les programmes de 2008, aucune latitude de temps n'était prévue. Le plan numérique devra apporter des solutions, ainsi que les nouveaux programmes, grâce à une modification progressive des gestes professionnels pour aller vers une inclusion des TICE.

Mais, insistent Sylvie Alairangue et Jean-Pierre Archambault, comment former des millions d'élèves sans professeurs spécialisés, dans le cadre du plan Numérique pour l'école ? On reste dans le mythe que tout le monde connaitrait l'informatique sous prétexte qu'il a un ordinateur. La formation à l'informatique suppose que l'on forme les enseignants des différentes disciplines, mais aussi des enseignants spécialisés, et comment le faire si la discipline scolaire n'existe pas ?

Bruno Devauchelle[7], quant à lui, développe la thèse inverse, celle d'un enseignement intégré dans les programmes et dans les pratiques pédagogiques ; sinon, selon lui, on se heurte à des problèmes récurrents de transversalité. La question d'une discipline n'existe pas en soi (l'informatique existe) mais existe pour l'école ; ce qui n'existe pas, c'est la discipline scolaire. Au moment où on parle d'interdisciplinarité, où on cherche à faire du lien avec les enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI), le découpage disciplinaire constitue un vrai problème. Il est pour lui essentiel de partir des pratiques quotidiennes d'usage du numérique pour les comprendre, rentrer dedans, commencer par faire, puis apprendre à faire. Comment va-t-on former tous les enseignants pour que, à chaque situation d'usage du numérique, ils soient capables d'accompagner les élèves pour comprendre ce qui se passe ? Le problème est que, en trente années de programmation, un phénomène exceptionnel s'est produit, l'informatique a disparu. Les programmateurs des applications ont tout fait pour disparaitre, les interfaces ont fini par cacher le code ; on a ajouté des couches, les tablettes placent les utilisateurs uniquement comme utilisateurs, les usagers ne savent plus rien de ce qu'il y a derrière leur machine. C'est à chaque situation-problème que les usagers s'adaptent et apprennent.

 

La question n'est pas tranchée et mérite réflexion : faut-il ou non créer une discipline scolaire "informatique" ? Mais tous sont d'accord sur la nécessité de donner sa place, à l'école, à la culture numérique. Avec quelques remarques pour conclure cette table ronde. Sur les effets de vocabulaire : doit-on parler d'informatique ou de numérique, de programmation ou de codage ? Ces nouveaux usages de numérique et coder semblent s'être imposés par effet de mode, ils feraient plus moderne que informatique et programmer. Sur la formation des enseignants à l'informatique, dont tous relèvent la nécessité, elle passera d'abord par les former à une certaine décontraction par rapport aux technologies et aux outils…

Viviane YOUX

 



[1]Programmer pour ne pas être programmé ? Cultures numériques pour citoyenneté active, Espace Mendès France Poitiers (Culture et médiation scientifique) 26-30 mai 2015, http://emf.fr/21209/programmer-pour-ne-pas-etre-programme-2/

[2]J-P Archambault, enseignant, président de l'association EPI (enseignement public et informatique)

[3]Sylvie Alairangue, Institut de recherche Slim Sic, CNRS, Université de Poitiers

[4]Thierry Vieville, chercheur, en charge de la mission de médiation scientifique INRIA

[5]Scratch, créer des histoires, des jeux et des animations. Partager avec d'autres sur toute la planète. https://scratch.mit.eduVersion d'essai https://scratch.mit.edu/projects/editor/?tip_bar=getStarted

[6]Gilles Teyssèdre, IEN Parthenay (ville connectée), Académie Poitiers

[7]Bruno Devauchelle, laboratoire Techné Université de Poitiers, Université Catholique de Lyon

 

Soumis par   le 03 Juin 2015