"De l’orthographe à la stéréographie : Le gâchis de « l’orthographe » française", de Michel Masson


"L’histoire de la graphie française ne laisse pas de surprendre car voilà dix siècles qu’elle donne lieu à des débats souvent passionnés et, malgré cet investissement, elle continue à poser des problèmes."

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De l’orthographe à la stéréogrographie

Le gâchis de « l’orthographe » française

   Michel Masson, Professeur émérite à l’Université de Paris-3

            NB. Ce texte reprend une communication faite lors d’un colloque organisé à Paris le 8-10-2010 par le PLIDAM (Pluralisme des langues et des identités. Didactique, acquisition, médiations)[1].

 

L’histoire de la graphie française ne laisse pas de surprendre car voilà dix siècles qu’elle donne lieu à des débats souvent passionnés et, malgré cet investissement, elle continue à poser des problèmes. En effet, elle est éminemment difficile. La preuve en est qu’elle fait l’objet de concours : si elle était simple, tout le monde gagnerait… On n’imagine pas l’équivalent en Finlande, en Hongrie ou en Italie, où pratiquement tous les enfants maitrisent la graphie de leur langue dès le Cours préparatoire. Dans la francophonie, au contraire, son enseignement s’étend jusqu’à la classe de 3ème et on la fait même parfois réviser dans les universités. Or, cette situation ne donne pas satisfaction : d’abord, bien sûr, aux enfants et aux enseignants, mais aussi aux dyslexiques, à ceux qui souffrent d’illettrisme, aux étrangers et, tout particulièrement à ceux qui sont engagés dans la francophonie et, plus généralement, aux défavorisés car, de facto, la compétence graphique est devenu un marqueur social[2].

S’agit-il d’une fatalité contingente à la nature de la langue française ou bien d’un choix dont les francophones seraient responsables ? Et, dans ce cas, ce choix est-il justifiable ? Pour répondre à ces questions, je propose de revenir sur l’histoire mouvementée de la graphie française en tentant de mettre l’accent sur la psychologie des intervenants.

Dans cette histoire, je crois pouvoir dégager trois grands moments : celui de la raison, celui de la déraison et celui du retour possible à la raison[3].

I )  Le temps de la raison

Il s’étend des premiers balbutiements du français jusqu’au début du 19ème siècle.

Tout au long de cette période, la notation du français est le fait de gens – peu nombreux, surtout au début – qui pratiquent le latin de façon intensive. Cette forme de bilinguisme va peser d’un grand poids – à commencer par le fait qu’il leur semble naturel d’adopter l’alphabet latin.

Deux tendances se manifestent, correspondant chacune à une forme de rationalité :

  • Celle qui tient compte du fait que le français est apparenté au latin et essaie de le noter à travers le prisme de ce dernier : c’est la tendance latinisante.
  • Celle qui envisage le français comme une langue en soi et tente de noter ses phonèmes au moyen de l’alphabet latin avec, éventuellement, des adaptations.

Suivant les temps et les lieux, les scribes (et, plus tard, les imprimeurs), ces deux tendances vont se trouver appliquées avec des dosages différents de sorte que la variation graphique est reine. On peut dire alors que chaque scripteur se caractérise par son « orthographe » mais dans le sens bien particulier que donne le Petit Robert de ce mot : « manière dont un mot est écrit ; système de notation des sons par des signes écrits propre à une langue, à une époque, à un écrivain ». Dans ce cas, l’orthographe, littéralement ‘la graphie droite’, est comprise comme étant la graphie considérée comme juste par le scripteur.

Mais, à tort ou à raison, certains esprits voient dans ce flottement une forme de confusion et cherchent à promouvoir une notation unique – et, par là même, envisagent donc une « orthographe », c’est-à-dire, pour reprendre les termes du Petit Robert « une  manière d’écrire … qui est considérée comme la seule correcte ». Cette démarche donnera lieu à des préconisations allant du phonétisme le plus absolu (chez L. Meigret ou R. Poisson[4]) à la latinisation et parfois même à l’héllénisation la plus intempestive (chez Robert Estienne[5]) en passant par divers compromis qu’on pourrait qualifier de ‘’centristes’’. Mais, dans tous les cas, on voit que le sens du mot orthographe change radicalement par rapport à celui qui a été évoqué ci-dessus : ce n’est plus seulement la graphie que le scripteur préfère pour son usage mais bien celle qui est tenue pour juste dans l’absolu, à l’exclusion de toutes les autres. Par souci de clarté, il conviendrait donc alors de parler de ‘’stéréographie’’.

Dans ce jeu, un personnage va modifier la donne de façon radicale en articulant la politique graphique à la politique tout court : c’est Richelieu lorsqu’il crée l’Académie française en 1635[6].

En fait, cette action ne vise pas le problème de la graphie en soi mais l’inscrit dans un projet plus vaste né de la conviction que le rayonnement culturel et particulièrement littéraire participe à la puissance politique. C’est ce que lui enseigne l’histoire d’Athènes et de Rome, comme celle de la Florence de Dante et des Médicis, si présents dans la France d’alors, et celle des Espagnols, tout-puissants à l’époque.

Or, le rayonnement littéraire se fait au moyen d’une langue et, précisément, depuis plusieurs siècles, un débat agite beaucoup les intellectuels d’Europe occidentale et les conduisent à écrire non plus en latin comme on le faisait jusque-là mais en vernaculaire car, disent-ils en substance, si le latin mérite l’admiration, l’italien (ou l’espagnol, ou le français) peut lui aussi exprimer de grandes choses. D’autre part, ce latin admiré est perçu comme une langue fixée et normée – ce que matérialise ces objets que sont la grammaire et le dictionnaire. Dès lors, pour jouir d’une dignité  comparable à celle du modèle latin, les vernaculaires doivent se donner cette fixité et donc élaborer ces outils prestigieux. Or, les Espagnols et les Italiens, dont le rayonnement culturel en France est alors immense, se sont justement illustrés dans ce domaine pour la plus grande gloire de leur langue, les premiers avec  les noms fameux d’Antonio de Nebrija[7] et de Sebastiàn de Covarrubia[8], les seconds avec l’Accademia della Crusca de Florence et son fameux Vocabolario publié en 1612[9]. Richelieu ne veut pas être en reste : le prestige de la France en dépend, il est lié à celui du français – et de son dictionnaire. Cet ouvrage fixera les usages des mots mais aussi, même si ce n’est pas demandé explicitement par Richelieu, la graphie puisqu’il faut bien donner aux mots une forme écrite.

Dans ce domaine, le rôle de Richelieu est capital. Pour deux raisons :

 .1 ) Sans définir ce que doit être la texture du français, le Cardinal restructure le marché des doctrines. En effet, jusque-là, toutes celles qui ont été exprimées se trouvent a priori à égalité, qu’elles soient le fait d’individus ou de groupes. Or, en constituant l’Académie, Richelieu privilégie un groupe particulier en l’associant au prestige du pouvoir politique, celui d’une royauté absolue et, qui plus est, de droit divin. En outre, il lui offre la possibilité matérielle de s’imposer par le biais de deux dispositions :

.- l’obligation de rédiger un dictionnaire, c’est-à-dire un ouvrage qui met en œuvre une doctrine mais de façon concrète et complète – la langue est envisagée dans sa totalité – immédiatement consultable par chacun pour chaque cas particulier. Cette présentation est a priori plus efficace que toute autre forme d’exposé

.-  la permanence assurée : les membres de la Compagnie sont, on le sait bien, « immortels », c’est-à-dire indéfiniment remplacés par cooptation. Par là même, le groupe privilégié qu’ils constituent est assuré de pouvoir promouvoir sa doctrine à l’abri des aléas du temps et de l’Histoire auxquels les autres sont en butte.

De fait, l’Académie va acquérir une place prépondérante et, plus précisément, à partir de son édition de 1740, sa doctrine orthographique, va progressivement être accueillie comme la référence par la majorité des usagers, à commencer par les typographes, l’administration et l’enseignement.

.2 ) L’influence de Richelieu se manifeste aussi, mais cette fois indirectement, par le choix initial des membres de l’Académie[10]. En fait, ce que vise Richelieu, c’est non pas de favoriser telle ou telle façon de modeler la langue et la graphie, c’est d’aboutir à l’absence de confusion : que les spécialistes discutent mais qu’ils aboutissent à un accord et que la langue soit une dans sa texture et sa graphie. A la vérité, ils auraient bien pu être ‘’extrémistes’’, phonétistes ou latinisants, mais il se trouve que ceux qu’ils désignent, d’une part, sont globalement ‘’centristes’’ et, d’autre part, dans le détail, ne sont pas unanimes. Avec ce corolaire : l’Académie fonctionne d’entrée de jeu comme un lieu de discussion et, puisqu’elle est posée comme « immortelle », les débats peuvent de prolonger longtemps avant d’aboutir à une conclusion – l’édition du Dictionnaire – mais cette conclusion elle-même pourra être remise en cause dans une édition ultérieure. Autrement dit, du fait de sa composition et de son fonctionnement, l’Académie s’est située dans une perspective dynamique impliquant, par définition, l’émergence de futures réformes. Et, c’est effectivement ce qui s’est produit : le Dictionnaire a donné lieu à neuf éditions[11], chacune révisant la précédente.

Cet aboutissement, malgré les apparences, reste dans le droit fil de la problématique initiale : depuis le Moyen Age, la notation graphique est une affaire qui relève de la rationalité. On discute, souvent âprement, pour savoir s’il faut simplifier ou s’il faut maintenir le contact avec le grand ancêtre qu’est le latin mais ce sont là deux positions fondées logiquement et défendues ou attaquées au moyen d’arguments logiques.

Cependant ce déploiement de la raison ne doit pas faire oublier un fait capital : il est sous-tendu par la passion. En effet, s’il est vrai que, dans les tout débuts, la notation en langue vernaculaire pouvait ne répondre qu’à un besoin fortuit et accidentel, très vite elle a été associée à cette effervescence linguistique dont nous avons fait état plus haut, celle de la concurrence entre le vernaculaire et le latin : au départ, les usagers disposent d’une langue « basse », le vernaculaire et d’une langue « haute », le latin, chacune avec ses fonctions et, progressivement, ils vont conférer toutes les fonctions de la langue haute à la langue basse. Or, il ne s’agit pas là d’une froide redistribution de rôles mais d’un conflit psychologique : il plonge ses racines au plus profond de l’existentiel, la définition du moi et de sa dignité, du moi perçu comme être qui s’exprime et donc inséparable de la langue qu’il utilise.

Mais la langue basse, apprise d’abord, est liée aux expériences les plus fondamentales de la personnalité, les plus archaïques même, de sorte que la langue haute, apprise plus tard et réservée à l’écrit, peut être perçue comme une sorte de corps étranger impliquant un dédoublement de la personnalité. Il suffit de relire le De vulgari eloquentia ou la Deffence et illustration pour comprendre que ce dédoublement a été vécu comme troublant et qu’il était dommageable que le monde de la sensibilité la plus profonde et la plus authentique ne puisse s’épanouir.

C’est cette réhabilitation du moi profond qui a été menée passionnément et continument dans toute l’Europe occidentale pendant des siècles. Elle s’est manifestée non pas par le dénigrement de la langue haute mais au contraire avec un immense respect pour elle et pour la culture qu’elle véhiculait, dans le droit fil et, on ne le répètera jamais assez, à l’imitation consciente et revendiquée mais en l’adaptant, de la pensée et de l’action de Cicéron. En effet, à l’époque romaine, la langue et la culture grecque régnait en maitresse dans tout le Bassin méditerranéen. Or, pour les Grecs, qui n’est pas grec est barbare. Romain, Cicéron souffrait donc de se sentir barbare – alors même que Rome venait justement de soumettre la Grèce. Fallait-il renoncer à s’exprimer en latin pour ne pas être exclu du monde civilisé ? C’est alors qu’il inventa la théorie du transfert de la culture (translatio studii)[12].

On peut dire que toute la culture de cette région du monde est marquée par ce travail psychologico-linguistique intense consistant à hisser le moi inférieur lié à la langue basse au niveau de celui de la langue haute reconnu comme supérieur. Toute l’histoire de la graphie française en porte de même l’empreinte et, même si les principes qui l’ont modelé relèvent de la raison, ils sont bel et bien portés par la passion.

Mais au 19ème siècle tout change.

II.        Le temps de la déraison

Etant donné tout ce qui précède, l’on s’attendrait à voir l’Académie continuer sur sa lancée pour prendre à bras le corps les problèmes de la graphie et réaliser à chacune des nouvelles éditions de son Dictionnaire des réformes substantielles.

Or, des réformes, elle en réalise bien mais elles ne portent que sur un tout petit nombre de points de détails et restent ainsi imperceptibles au grand public[13]. En fait, l’esprit de réforme des siècles précédents semble s’être tari. C’est que le monde a changé et que quatre données nouvelles interviennent : une nouvelle perception du français, l’éclosion du romantisme, la naissance d’un tabou et un bouleversement médiatique.

.1 ) une nouvelle perception du français

Elle est due à deux victoires : celle de la langue française et celle de l’Académie.

Progressivement, par la qualité de ses écrivains et de ses penseurs, par son influence économique et politique, la France a vu sa langue s’imposer dans le monde entier comme langue diplomatique et comme langue seconde des classes dominantes[14]. A la fin du 18ème siècle, elle a donc acquis le même statut que jadis le latin et, avant lui, le grec – et cela est si vrai que cette promotion a engendré la même conséquence : de peur que cette hégémonie n’écrase la langue et la culture locales, des mouvements de réaction se sont manifestés contre le français, que ce soit en Italie, en Espagne ou en Allemagne[15].

Or, nous l’avons vu, depuis le Moyen Age, mais surtout depuis la Renaissance et encore davantage sous l’influence de Richelieu, l’élite française s’est investie passionnément dans l’entreprise de faire du français un égal du latin et que c’est  portés par cet élan que ses savants et ses intellectuels ont modelé son orthographe avec constance et conviction. Le rêve est donc réalisé au-delà de toute espérance. Il n’est plus besoin désormais de faire effort pour édifier un nouveau latin : le français est le nouveau latin. Il suffit alors de l’utiliser et de le diffuser tel qu’il est. Par voie de conséquence, on conçoit que cette satisfaction éteigne la motivation qui animait naguère les constructeurs de l’orthographe.

Simultanément, nous l’avons vu, le Dictionnaire de l’Académie s’impose comme référence et son usage tend à être admis par tous. En conséquence émerge un nouveau paysage graphique : jusque-là, le regard des usagers était accoutumé à lire des textes à la graphie fluctuante ; à présent il s’attend à une notation standardisée, une orthographe donc, et par là même, se met en place le fonctionnement classique de l’habitude et de la propension à rejeter ce qui pourrait la perturber.

Ainsi, la victoire du Dictionnaire, comme celle de la langue française engendrent l’inertie.

.2 ) l’éclosion du romantisme

L’orthographe dont on dispose en 1835 a été élaborée par des gens de lettres et portée par des gens de lettres. Tous révéraient l’idéal classique, fait d’ordre et de raison, et tous ont agi sur la graphie au nom de principes rationnels, que ce soit la congruence écrit/oral ou le respect de l’étymologie.

Or, précisément, à partir de l’époque romantique, c’est un fait bien connu, on assiste dans le monde artistique à une remise en cause de la raison : on se doit de fuir dans la passion, le rêve, la fantasmagorie, l’ivresse, ce que résume bien Baudelaire s’exclamant : « Enivrez-vous ! » et ajoutant : « le Beau est toujours bizarre ».

Si, donc, les écrivains du 17ème et du 18ème siècle pouvaient se laisser convaincre de la nécessité de régulariser la graphie au nom de la rationalité, pour leurs successeurs cet argument s’évanouit. Plus, les irrégularités les enchantent : ce que résume cette fois  Colette : « il faudrait les multiplier tant ils sont charmants tous ces h et ces y !... ».

Ainsi, chez ceux-là mêmes qui sont chargés de gérer la graphie et donc, en principe, de la rationaliser, se développe une réticence et parfois même une haine de la rationalité. D’autre part, cet esthétisme a pu instituer dans le grand public une rhétorique qui enferme le réformiste dans un piège doublement efficace : d’une part, son argumentaire, fondé sur la raison, s’avère impuissant puisque le critère n’est justement plus la raison mais le gout et que des gouts, on ne saurait discuter ; d’autre part, si le réformiste avance que son gout à lui, celui de la simplicité, vaut bien celui des conformistes, il déclenche chez eux le sourire goguenard de ceux qui bénéficient de l’usage établi et peuvent opposer la force de l’inertie.

Mais au couple formé par l’esthétisme et l’inertie, un troisième facteur de nouveauté vient en outre insuffler puissance et pugnacité.

 

.3 ) la naissance d’un tabou

Avec les éditions de 1740 et de 1835, la norme de l’Académie s’est imposée comme référence unique chez la majorité des usagers et, en particulier, dans l’enseignement. Les orthographes ont été supplantées par l’orthographe ou, plus exactement, par la stéréographie. Or, cette norme concerne un élément de la communication entre les personnes. Il s’établit donc progressivement une forme de contrat social : en principe, chacun s’attend à ce que tout texte proposé à d’autres soit désormais rédigé selon cette norme. Les manquements à ce comportement deviennent perceptibles – comme toute déviance par rapport à un usage général. A vrai dire, ils pourraient bien laisser indifférent mais, du fait que cette norme devient objet d’enseignement dans les écoles[16], elle donne lieu à une notation et, par là même, elle induit une valorisation : la déviance devient alors condamnable et, comme elle met en cause non seulement une compétence mais une relation sociale, elle porte atteinte à la cohésion du groupe ; ce n’est plus seulement une erreur – qui, comme celles qu’on peut commettre en arithmétique, par exemple, n’engage que l’apprenant – c’est un méfait, c’est une faute.

En outre, trois circonstances aggravantes interviennent : d’abord, l’enseignement primaire se développe jusqu’à s’adresser à l’ensemble des enfants, de sorte que cette notion de « faute » se propage proportionnellement. Ensuite, l’enseignement de langue française se fonde sur un matériel écrit ; émerge donc un conditionnement associant le français à sa forme écrite avec pour conséquence que toute modification de cette image est vécue comme une atteinte à la Langue française – outrage d’autant plus douloureux que cette langue peut elle-même être identifiée à la Nation, à la Mère Patrie. Enfin, l’acquisition de la graphie, et donc de la stéréographie, se fait dans l’enfance, sous une autorité de type parental, à un âge tendre où sont inculquées les valeurs fondamentales. Dévier, c’est alors trahir, c’est transgresser un tabou.

Dans ces conditions, la norme est perçue comme une réalité par nature intangible et, par voie de conséquence, inaccessible à toute réforme.

.4 )  un bouleversement médiatique

Un évènement impensable au 18ème siècle s’est produit en 1893. Il existait encore un courant rationaliste au sein même de l’Académie et, sous la houlette d’Octave Gréard, fut adopté une note présentant une dizaine de points de réforme destinés à être introduits dans le Dictionnaire.

Or, un opposant au projet, le duc d’Aumale, réussit avec la complicité du Figaro à le déconsidérer par un stratagème cynique : il y publie un court texte rédigé dans une graphie phonétique censée – mensongèrement – être celle que préconise la note et l’on voit ce qui s’est passé : comme nous venons de le voir, la stéréographie relève désormais du Tabou ; y toucher est sacrilège ; la transformer phonétiquement, c’est-à-dire totalement, est le sacrilège absolu ; il déclenche la haine et la peur tant qu’on croit que ce mal qu’est la déviance usurpe la place du bien, en l’occurrence la norme ; mais, ensuite, lorsqu’on se rend compte qu’on a les moyens d’échapper au mal, éclate le rire salvateur. C’est l’effet carnaval. Il agit sur le viscéral et il est implacable : la note Gréard fut retirée.

Par la suite, toutes les velléités de réforme de la stéréographie ont inlassablement été laminées par le même procédé.

Cette machine de guerre ne fonctionne que parce que, depuis le 18ème siècle, le paysage médiatique a radicalement changé pour deux raisons qui sont intimement liées :

D’une part, la presse s’est développée de façon considérable et, grâce au chemin de fer, elle s’est diffusée vite et partout. D’autre part, avec les progrès de l’enseignement, le public des lecteurs est devenu immense. Or, précisément, parce qu’il a bénéficié de l’enseignement, il a largement intégré la survalorisation tabouisante de la norme orthographique et il est donc devenu perméable aux gesticulations carnavalesques des conformistes.

Ainsi, alors que dans les siècles précédents, le débat sur la graphie se faisait entre spécialistes dans un monde relativement clos, à présent il s’ouvre au grand public, il appartient à l’opinion de toute la nation et, par là même, peut inquiéter les décideurs, en l’occurrence l’Académie elle-même et les responsables politiques.

Dans un tel contexte, on comprend qu’aucune réforme d’importance n’ait vu le jour depuis 1835. Assurément, l’esprit réformiste n’est pas définitivement mort mais la conjonction de ces quatre facteurs va d’abord freiner leur action puis l’étrangler. En effet, en 1878 et en 1935 respectivement, deux réformes ont vu le jour. Elles étaient certes minuscules mais elles se sont imposées dans l’usage parce qu’elles ont été suivies par les décideurs, c’est-à-dire, d’une part, l’Education nationale et, d’autre part, les modèles graphiques (presse et dictionnaires usuels). Mais, avec le dernier remaniement proposé par l’Académie, celui de 1990, tout change. Lui aussi est minuscule mais, en outre, il a été soigneusement verrouillé au plus haut niveau. D’abord, en effet, le Ministre de l’Education n’a pas voulu l’intégrer dans l’enseignement en prétextant que l’Etat ne légifère pas en matière de langue – en contradiction formelle avec la tradition administrative. D’autre part, la presse et l’édition, elles aussi en contradiction avec leur tradition, refusent de répercuter les innovations de l’Académie car elles sont tétanisées à l’idée de perdre des lecteurs qui pourraient les accuser de laisser passer des « fautes ». Enfin l’Académie elle-même précise qu’elle n’entérinera la réforme que si elle passe dans l’usage. Or, implicitement, pour elle, l’usage, c’est l’usage imprimé, donc filtré et dument corrigé par le monde de la presse et de l’édition. Ainsi est clairement posé que non seulement la réforme de 1990 est vouée à l’oubli mais surtout que, désormais, plus jamais aucune réforme, même la plus infime, n’aura la moindre chance de s’imposer.

Comme il arrive souvent lorsque la déraison se déploie, on aboutit à une situation burlesque. En effet, au moment même où les décideurs proclament l’orthographe définitivement intangible, elle prend l’eau de toute part. Trois brèches au moins peuvent être signalées :

La plus récente et sans doute la moins grave car elle n’est peut-être que transitoire, est ouverte par le relâchement langagier des plus hautes sphères de l’Etat : telle ministre[17] qualifie publiquement de « dégueulasse » une mesure administrative, tel autre[18] traite non moins publiquement une collègue de « salope » et il n’est pas jusqu’au Président de la République qui, nature ou calcul, ne se distingue, lui aussi publiquement, par sa syntaxe proverbialement approximative et la trivialité de son lexique. Or, le respect de la stéréographie est enseigné et révéré comme un respect dû au français et comme une forme de politesse. Comment, alors, la prescrire à des élèves prêts à répondre que les emblèmes de la respectabilité et le Chef de l’Etat lui-même, eux, se libèrent des conventions langagières ?

Seconde incongruité, plus grave, le déclin du latin et du grec dans l’enseignement, constamment encouragé depuis un siècle au point que, de nos jours, seuls un quart des collégiens sont frottés de latin et que, parmi eux, une infime minorité en poursuit l’étude jusqu’au baccalauréat. Or, la graphie du français a été élaborée par des gens qui savaient le latin et le grec pour des gens qui savaient ces deux langues et les nombreux éléments de l’orthographe françaises qui en provenaient du latin leur paraissaient transparents : bolide s’écrit avec un seul l et colline avec deux puisque l’un vient du grec bolis et l’autre du latin collis.  Mais pour qui ne sait ni le latin ni le grec, cette évidence n’est qu’une bizarrerie incompréhensible. On voit donc l’absurdité de la situation : d’un côté, on sape méthodiquement l’enseignement de ces deux langues et, de l’autre, on maintient imperturbablement une orthographe conçue pour des gens qui les pratiquent.

Mais l’incongruité la plus grave est sans doute d’ordre financier et social. En effet, on observe que la stéréographie est de plus en plus mal connue même au niveau universitaire. Assurément, on pourrait en améliorer la maitrise à force d’exercices. Mais il faut pour cela disposer de temps et donc dégager des horaires ; il  faut aussi mobiliser des enseignants et donc les payer. Or, la grande affaire pour les finances de l’Etat est justement de réduire le nombre des enseignants et, pour celui de l’Education nationales, de contracter les horaires déjà surchargés et de trouver comment introduire des enseignements nouveaux (informatique, langues vivantes, enseignements artistiques). En résumé, donc : il est impératif d’enseigner la stéréographie à tous et complètement mais, en même temps, il est non moins impératif de se l’interdire.

La société française se complait donc dans une forme de délire[19] dont deux constatations piquantes donnent la mesure.

• En mai 1968, la France est secouée par une vague de permissivité : « il est interdit d’interdire ! ». Toutes les autorités sont brocardées, le drapeau, la cravate, le vouvoiement, la Nation, la bienséance, la bienpensance, tout est piétiné, dénigré, outragé. Tout sauf la stéréographie. On hurle : « Ne dites pas bonjour Monsieur le Professeur, dites crève, salope ! », enseignants et enseignements sont déboulonnés mais l’enseignement de la stéréographie, lors de ce bouillonnement révolutionnaire, nul ne s’est jamais avisé d’y toucher. « Jouir sans entraves », cela va de soi mais, quand même, à condition de respecter scrupuleusement celles de la stéréographie…

• Toutes les réformes ont été portées au nom de la raison et toutes contribuent à réduire les difficultés des usagers, en particulier celles de plus défavorisés. C’est bien aussi à quoi visait la réforme de 1990 et l’on n’est pas surpris qu’elle ait été réalisée à l’instigation et avec le soutien d’un syndicat de gauche[20].

On aurait donc pu s’attendre à ce que, sans exception, tous les gens de gauche applaudissent. Or, on a vu avec stupeur des journalistes du Nouvel observateur, du Canard enchainé, de l’Humanité et même deHara-Kiri (!) se déchainer contre cette infiniment pâlotte réformette et le Ministre de l’Education cité plus haut qui a freiné la réforme au terme que l’Etat n’intervient pas en matière de langue était Lionel Jospin, du Parti socialiste. Pour tous ces gens, la raison qui tonne en son cratère, Voltaire, D’Alembert, Jules Ferry, les problèmes de l’illettrisme, de la dyslexie et des immigrants, que pèsent-ils face à l’insoutenable spectacle d’un abime sans accent circonflexe ?

Si, même à gauche, il se trouve des gens pour refuser tout allègement du carcan orthographique, c’est que la situation est donc bien totalement et définitivement verrouillée.

On pourrait se borner à constater le fait de façon neutre et conclure en souriant que les Français (et les francophones en général) sont moins cartésiens et moins intelligents qu’ils aiment à la prétendre. Cependant, on est fondé à parler de gâchis. Est-ce parce que la déraison l’a emporté sur la raison ? Pas exactement, car nous savons bien que la raison n’a pas toujours raison et que « le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Mais, précisément, toutes ses raisons ne sont pas également bonnes. Or, l’orthographe est la forme qu’a pris en français l’écriture, c’est-à-dire un instrument de communication qui doit être accessible à tous aussi commodément que possible. Dès lors, la raison du cœur commande que tout soit fait pour que cette invention soit gérée de façon à améliorer le sort du plus grand nombre. Et, puisque, nous l’avons dit en introduction, la stéréographie pose des problèmes énormes à beaucoup de gens, cette raison du cœur devrait l’emporter sur toutes les autres raisons pour prolonger les aménagements graphiques de façon significative.

Ce n’est pas le cas. L’égoïsme écrase l’humanisme et l’esprit de solidarité : l’esprit de raison qui avait marqué l’histoire de la graphie française pendant les siècles précédents a été submergé par le sommeil de la raison qui, comme le dit Goya, « engendre des monstres[21] » et, en l’occurrence, avec le conformisme orthographique, c’est bien un monstre qui s’empare de l’opinion francophone, un monstre passionnément inerte et goguenard dont la puissance parait indestructible.

Mais indestructible, l’est-elle vraiment ?

.III. Retour à la raison ?

On se gardera de prédire l’avenir mais l’on peut proposer trois éléments de réflexion.

1 ) Le monstre en question est peut-être plus fragile qu’il y parait. En effet

• D’abord, on constate que plusieurs fissures ont été pratiquées dans sa carapace. D’une part, en effet, les francophones de Belgique, de Suisse et du Canada[22] ont mené une action exemplaire pour diffuser les Rectifications de 1990. Ensuite, le Dictionnaire Hachette a, le premier, fait largement état de ces innovations[23] et, par là même, encouragé les Dictionnaires Larousse et Robert à suivre cette voie. Enfin, le Ministère français de l’Education s’est récemment décidé à définir les Rectifications comme la référence officielle de l’enseignement[24].

• D’autre part, les données du problème ont partiellement changé. En effet, d’abord, les facteurs de burlesque mentionnés plus haut contribuent à déstabiliser la sacralité de la stéréographie, que ce soit la déliquescence de l’enseignement des langues mortes ou l’incapacité matérielle de l’Etat à assurer celui de l’orthographe. Mais, ensuite, à ces handicaps vient s’ajouter le fait que les moyens de communication modernes, blogues et textos, bouleversent une donnée intangible depuis le 19ème siècle : d’une part, la chose imprimée coïncide avec la norme et, lorsqu’un écart survient, il est pudiquement considéré non comme une faute mais comme une « coquille », c’est-à-dire d’un incident technique qui n’est pas censé mettre en cause la compétence orthographique du typographe mais seulement la mise en œuvre du processus typographique. D’autre part, au contraire, lorsqu’un texte est manuscrit, on ne parle pas de coquille mais de faute et, alors, la responsabilité du scripteur est engagée : il montre son ignorance.

Or, par définition, la chose imprimée est écrite au moyen de caractères dits « d’imprimerie », alors que le manuscrit est rédigé au moyen de caractères d’une forme différente, ceux de la cursive. Dans ces conditions, un texte en caractères d’imprimerie est posé d’emblée comme conforme à la norme orthographique et la faute, elle, ne peut surgir que dans un texte en cursive. Et qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Les blogues et les textos sont rédigés en caractères d’imprimerie mais il arrive fréquemment qu’ils soient bourrés de « fautes ». Elles peuvent être involontaires mais aussi, notons-le bien, volontaires. En effet, d’une part, pour la plupart des usagers, il faut plus de temps pour écrire un texte avec un clavier qu’avec un stylo et, d’autre part, les textos sont obligatoirement de longueur limitée (140 caractères) et se paient au nombre de signes. Il est donc plus rentable d’écrire i fé bo que il fait beau. On assiste donc à une restructuration du paysage matériel et mental qui, de facto, fragilise la position de l’orthographe : jusqu’ici la séquence imprimée s’imposait comme norme et chaque répétition l’inculquait dans la mémoire de chacun et la confortait dans l’usage. Ce n’est plus le cas. A présent, le regard s’habitue à rencontrer des « fautes » qui, vêtues en norme, tendent à introduire une nouvelle norme.

Toutes ces données pourraient donc encourager les partisans du changement à continuer leur action.

.2 ) Mais, sans être devin, on peut d’emblée poser qu’un type de changement semble radicalement exclu, au moins à court terme, c’est celui qui consiste à remplacer la graphie traditionnelle par l’option phonétiste, surtout si elle introduit des caractères nouveaux. Il est assuré de susciter le rejet non seulement parce que le monstre, créature hypersensible, brandit la « guillotine morale » dès qu’il est question de modifier un accent mais aussi parce que, même les lecteurs les mieux disposés à une évolution pourraient être perturbés par un changement trop important de leurs habitudes graphiques.

Cette exclusion revient à dire que trois options restent alors possibles :

.a )  la première consiste, dans la lignée des réformateurs antérieurs, à promouvoir un nombre limité de tolérances.

.b ) la deuxième option vise à marginaliser la graphie traditionnelle par l’utilisation d’une graphie auxiliaire de type phonétiste enseignée par priorité, comme dans le cas de l’Alfonic, créé par le grand linguiste André Martinet : l’élève l’utilise en tant qu’émetteur et il n’est exposé à l’orthographe traditionnelle que de façon passive en tant que récepteur. On pourrait alors parler de ‘’bi-codisme’’.

Une autre forme de bi-codisme mériterait aussi d’être explorée : celle de la sténographie, proposée par I. J. Gelb[25]. A la vérité, elle souffre d’un préjugé social car elle est associée à une profession ancillaire et à une filière d’enseignement peu valorisée alors que, du fait de l’extrême fonctionnalité de son tracé, elle devrait être considérée comme la forme la plus évoluée de l’écriture alphabétique. Comme l’Alfonic, elle constitue une graphie auxiliaire de type phonétiste mais, outre sa rapidité, elle présente l’avantage d’éviter radicalement le chevauchement avec la graphie traditionnelle du fait qu’elle n’utilise pas les caractères latins.

Enfin, une autre voie, partiellement comparable, a été proposée par François de Closets[26] : la graphie traditionnelle n’est pas modifiée mais elle n’est plus enseignée, elle est prise en charge par un correcteur orthographique et l’on apprend à l’élève à se servir intelligemment de l’appareil.

.c ) la troisième option, elle, a été fort bien résumée par Roland Barthes : « Ce n’est pas l’orthographe qui doit être réformée, c’est la loi qui en prescrit les minuties. Ce qui peut être demandé, c’est seulement ceci : un certain  ‘’laxisme’’ de l’institution … que les ‘’ignorances’’ et les ‘’étourderies’’ ne soient plus pénalisées ; qu’elles cessent d’être perçues comme des aberrations ou des débilités ; que la société accepte enfin (ou accepte de nouveau) de décrocher l’écriture de l’appareil d’Etat dont elle fait aujourd’hui partie ; bref, qu’on arrête d’exclure pour motif d’orthographe[27]. »

Voilà donc les scénarios qui, dans le rapport de force avec le Monstre, auraient plus de chances de s’imposer que le phonétisme absolu. Peut-on alors mesurer les possibilités de succès de chacune ? La réponse varie en fonction de leur rapport à la réalité.

Celle de Barthes envisage en fin de compte un changement de mentalité ; il le souhaite mais il ne dit pas comment y parvenir. On attend le miracle. Avec un danger : en disant qu’il est inutile de réformer, on fait le jeu des conservateurs.

Au contraire, toutes les autres options sont réalistes. Elles ne contredisent pas l’idéal de Barthes mais proposent des solutions concrètes qui permettent de s’en rapprocher. Mais, ici encore, on observe des degrés dans le réalisme. En effet, la solution de De Closets peut paraitre séduisante mais elle reste virtuelle car elle suppose que le correcteur orthographique soit parfaitement efficace (ce qui, jusqu’à nouvel ordre, n’est pas réalisé) et que, à tout moment, tous les francophones, y compris ceux du Tiers Monde, soient en possession d’un ordinateur (en état de marche…).

Reste alors à examiner les chances des deux dernières options en lice, celle des réformistes modérés et celle des ‘’bi-codistes’’. Elles seraient sans doute grandement favorisées par la recherche du consensus et par une organisation appropriée.

Le consensus peut être acquis aisément. En effet, une même personne peut, sans contradiction, militer pour une réforme et, dans l’enseignement, exploiter une graphie auxiliaire, que ce soit l’Alfonic, la sténographie ou toute autre graphie plus ou moins phonétique. Plus, elle peut même, en outre, exprimer sa sympathie pour l’option De Closets – sous bénéfice d’inventaire – ainsi, bien entendu, que pour l’option Barthes : la tolérance graphique dont il rêve ne s’oppose, en fin de compte, en rien aux actions réalistes.

D’autre part, non seulement les opposants à la graphie traditionnelle gagneraient à être unis mais aussi à ordonner leur action.

Ils sont confrontés, rappelons-le, à un Monstre irrationnel qui est puissant, inerte et goguenard. Qui est le mieux placé pour l’atteindre ? Evidement pas un individu. Un groupe, donc, mais quel groupe ? Un collectif de linguistes ? Inconnus du public, ils ne sont guère audibles. Une association de militants de la réforme de l’orthographe ? Ce simple énoncé déclenche l’effet carnaval décrit plus haut à propos du complot du Figaro. Il n’est pas l’apanage de la presse. Il suffit de mentionner la réforme de l’orthographe – qu’on en fasse l’expérience ! – pour voir immédiatement se dessiner des sourires : celui que suscite l’idée d’une « faute » (le mal) qui deviendrait la norme (le bien) – le rêve de tout potache. Aussitôt le processus carnavalesque est enclenché avec, le plus souvent, le rejet que l’on connait. Le lieu du débat devient dès lors celui de la mascarade et de la « cour de récré ».

 La stagnation est-elle alors inévitable ? On pourrait peut-être l’éviter si deux conditions étaient réunies :

• La première consisterait justement à ne pas se laisser enfermer dans cet espace de cocasserie. Pour y échapper, ce qu’on devrait donc poser, c’est que l’orthographe est la forme qu’a pris l’écriture en français et que l’écriture est une invention, sans doute la plus importante de l’Histoire[28]. Une invention, c’est-à-dire un dispositif qui est destiné à rendre la vie moins pénible à l’humanité et qui se gère. Cette gestion apparait par là même une entreprise qui mérite le plus grand respect, qu’elle concerne le français ou toute autre langue. C’est donc dans cette vaste perspective qu’on devrait veiller à situer l’action menée pour le français : on peut espérer neutraliser la ‘’potachisation’’ du débat en lui donnant une envergure planétaire. Cependant, pour être perçue immédiatement et clairement, cette dimension gagnerait à être concrétisée par l’existence d’un réseau international de réflexion sur l’écriture. Il reste à créer[29].

• La seconde condition serait de tenir compte du précédent de la Réforme de 1990 : ce qui en a été le détonateur, c’est un sondage publié par L’Ecole libératrice indiquant que 90% d’enseignants ne croyaient plus à l’orthographe et souhaitaient une réforme[30]. Or, les enseignants sont les Maitres de la Faute. Ce sont eux qui se trouvent à la racine du tabou qui nourrit la puissance du monstre, celui qui est né dans le monde scolaire et propagé bon gré mal gré par les enseignants. Pour le grand public, ils incarnent en quelque sorte l’orthographe et, par là même, le tabou qui s’y attache. Or, ils sont bien connus de tous et tous lui font largement confiance. Ce serait donc aux enseignants, par priorité, de rompre le tabou et de désacraliser la stéréographie. Ce serait à eux de la critiquer et d’exiger sa révision. Pour peu que cette revendication soit exprimée non pas par des enseignants isolés mais par une association, ils peuvent se faire entendre des médias et des politiques beaucoup mieux que quiconque, justement parce qu’ils sont connus et appréciés de tous et qu’ils sont compétents. Or, cette association d’enseignants, elle existe : c’est l’AFEF[31] et elle est acquise à l’idée d’une réforme de la stéréographie. Et elle n’est pas seule puisqu’elle est appuyée, en dehors de l’Hexagone, par l’ABPF, l’AQPF et l’ASPF[32].

L’action des enseignants pourrait s’exercer à deux niveaux :

- celui de l’abstention : il consisterait – comme beaucoup tendent déjà à le faire – à ne pas valoriser la stéréographie en ne sanctionnant pas les fautes, en évitant de l’enseigner systématiquement mais aussi en enseignant son histoire et son caractère évolutif.

- celui de la déclaration : il s’agirait d’expliquer cette position publiquement mais aussi de demander une réforme significative préparée en collaboration avec un collectif de linguistes. Sans révolutionner le paysage graphique, il conviendrait toutefois que le projet soit assez substantiel pour ne pas être perçu comme futile[33]. Celui que propose la Commission Beslais pourrait servir de référence[34].

 

Cet inventaire ne prétend pas être exhaustif ni prédictif[35]. Il vise seulement à montrer que l’horizon n’est pas bouché : l’homme peut agir et le monde change de sorte que le verrouillage de la stéréographie n’est ni invulnérable ni définitif et que la longue histoire de la graphie française n’est peut-être pas terminée.

 

                                                           *

Un passé conquérant, un présent glaciaire, un avenir  peut-être prometteur, de cette esquisse historique de la graphie française, il vaudrait sans doute la peine, de retenir tout particulièrement trois points :

• Il apparait que la graphie actuelle du français ne doit rien à la fatalité : elle procède d’une série de choix délibérés, à commencer par celui de l’alphabet latin, suivi de celui réalisé par chaque scripteur de tel graphème pour noter tel phonème et, bien entendu, celui d’accepter, puis de condamner l’option de notations multiples pour aboutir, arbitrairement, à une stéréographie, « l’orthographe », dont la texture elle-même résulte d’une multitude de choix successifs y compris celui, relativement récent, de ne plus la modifier.

Autrement dit, le système graphique fait partie intégrante du système que forme la langue mais son évolution est spécifique : alors que celle de la langue parlée est essentiellement soumise à l’usage, celle du code graphique  relève de la prescription.

Cette prescription est le fait d’un nombre restreint et identifiable de décideurs entre lesquels jouent des rapports de force : intellectuels, typographes, hommes politiques, enseignants agissant individuellement ou en groupes.

• Alors que ce que nous avons nommé la ‘’potachisation’’ de l’orthographe inviterait à tenir les problèmes de graphie pour des enfantillages, il apparait au contraire qu’ils revêtent une importance considérable. En témoigne l’intensité des débats auxquels ils ont donné lieu. Leur constance depuis des siècles, leur âpreté et souvent leur outrance montrent bien que, comme le dit J.M. Klinkenberg, « l’orthographe, c’est bien plus que l’orthographe »[36] et, de fait, B. Wynants a brillamment expliqué que les problèmes de graphie sont intimement liés à des préoccupations sociales et politiques souvent brulantes[37]. Qu’il soit permis d’ajouter que, pour tout homme, francophone ou non, la représentation de l’écriture affecte sans doute les couches profondes de la psyché. En effet, celui qui en est privé, que ce soit l’analphabète face au lettré ou l’enfant non encore alphabétisé, souffre d’une infériorité qui n’est pas seulement celle d’une incompétence, comme le fait de ne pas savoir nager ou conduire. C’est que l’écriture est la clé de savoirs perçus comme cachés et que non seulement elle permet de recevoir les messages d’un interlocuteur absent mais cet interlocuteur peut même ne plus être en vie : l’écriture a donc partie liée avec la mort et de son mystère. D’une certaine façon, l’écriture relève du monde de la magie et ce n’es

Soumis par   le 19 Février 2011