Compte-rendu de la rencontre : Cultures et littératures questionnées par l'interculturel


20 mars 2013 - Délégation Wallonie-Bruxelles - Paris

 

 

Ouverture - Robert MASSART

En ouverture, Robert MASSART présente ses remerciements à la CFLM, et au Fonds mondial pour l’enseignement du français, deux instances de la FIPF, organisateurs de la journée, et à la délégation Wallonie-Bruxelles, représentation diplomatique de la Belgique francophone à Paris. Il termine en rappelant que le choix de la date est symbolique : le 20 mars est en effet la journée de la francophonie.


Introduction - Viviane YOUX

L'introduction de Viviane Youx rappelle la problématique de cette journée où les participants sont invités à réfléchir à l'intérêt de la notion d'interculturel dans sa relation avec le français de scolarisation : comment cette notion questionne-t-elle littérature et culture?
Elle rappelle brièvement qu'il y a une histoire de la notion d"interculturel", apparue en contexte FLM autour des interrogations suscitées par la scolarisation des migrants dans les années 70, et qui, pourtant, s'est développée en FLE-FLS sans imprégner le FLM. Elle nous invite à nous questionner : est-il intéressant de la reprendre? Qu'est ce que ça interroge? Quelle conceptualisation du paradigme interculturel en FLE? Peut-on le transférer? À quelles conditions? Selon quelles démarches?

 

Première intervention : Jean-Louis CHISS

Lire l'intervention en format doc

A quelles conditions pourrait-on transférer le paradigme interculturel vers les situations de FLM, avec quelles démarches et pour quelles finalités?

Les spécialistes de la culture, ce sont les anthropologues. Dès lors, en quoi les spécialistes des langues et de la didactique des langues sont-ils concernés?
Jean-Louis CHISS distingue quatre acceptions du terme "culture" qui sont en rapport avec la linguistique et la didactique des langues.
1) "Culture" comme synonyme de civilisation : l'étude de la langue et de la civilisation françaises, dans ce sens, relève du domaine patrimonial. Entendue ainsi, la culture associe histoire, art, littérature. C'est un élément saillant de la méthode traditionnelle  d'enseignement des langues, associé à l'enseignement de la grammaire et à la traduction. Aujourd'hui, l'acception de culture au sens de civilisation reste dominante dans les départements universitaires de langues étrangères.   
2) Au sens sociétal, apprendre la langue française, c'est être soucieux de connaitre la société française et les sociétés francophones, ce qui ne passe pas seulement par la littérature et interroge sur les relations entre oral et écrit, et s'appuie sur une variété de textes et de discours (cela a été marqué par l'introduction des « documents authentiques » particulièrement en didactique du FLE).
3) Le terme "culture" s'utilise aussi dans un sens plus anthropologique où se pose massivement la question de l'interculturel. C'est la sphère de la communication où l'on connait la place et l'importance des éléments extra-langagiers tels que les intonations, les gestes, les regards, les postures qui diffèrent d’un contexte à l’autre.
4) La "culture" c'est enfin la vision du monde proposée par une langue, le "caractère" d'une langue, les représentations qu'elle véhicule. Dans Penser entre les langues (Albin Michel), Heinz WISMANN montre comment la différence, entre l'allemand et le français, pour ce qui est de l'ordre des mots, est en rapport avec des types d'appréhension de la réalité différents. Cet aspect est davantage traité par les linguistes que par les didacticiens.
Cela ouvre sur des programmes interdisciplinaires de travail.

Le doctorat « Didactique des langues et des cultures » de l’université Sorbonne Nouvelle Paris 3, l'équipe de recherche DILTEC (« Didactique des langues, des textes et des cultures ») de cette même université s'intéressent aux cultures linguistiques et aux cultures éducatives. Cela nécessite le sens de l'histoire et de l'historicité.

Dans son livre au titre polémique, Impostures interculturelles, Fred DERVIN (L’Harmattan), parle de « cultures réifiées » par opposition aux « cultures liquides » ou « fluides ».

En ce qui concerne le FLS, l’interculturel s’est fabriqué dans les problématiques de l'immigration ; dès les années 80, le CREDIF avait évoqué plusieurs âges de la pédagogie de l'interculturalité qui n'est pas réductible à la pédagogie du couscous. Le consensus né de la découverte de l'autre, l'enfant d'immigré, a, depuis, subi des chocs comme le montrent les débats relevant  de la politique culturelle au sens large (intégration, identité nationale, communautés...). La langue et la culture comme facteur d'identité et de cohésion nationale, c'est une question qui mérite un vrai débat, éloigné de l'ici-maintenant. Cela n'a rien à voir avec la création d'un ministère. Les choses sont complexes : on peut rappeler, par exemple, que les conquêtes de certaines indépendances, certains processus de décolonisation se sont exprimés dans la langue du colonisateur.  Le n° 100 du Français Aujourd'hui, « Ecole, langue et culture », en 1992, se faisait l’écho de ces problématiques.

En FLM, la question de savoir si le domaine culturel intervient ou non est essentiel : le professeur de français est officiellement professeur de littérature, de langue et de culture. Cela ouvre souvent à une représentation patrimoniale, fondée sur la transmission d'un corpus de textes, d'images, de références. Les professeurs de français savent depuis les travaux de Bourdieu que ce qu'ils transmettent est un héritage qui est partagé OU NON (question de la connivence sociale). Ils ne peuvent méconnaitre l'acuité du problème social (alors que le problème est surtout  linguistique et culturel en FLE). Dans Le Français Aujourd'hui n°100, Roger CHARTIER évoque la coexistence dans les classes de deux cultures, celle de l'élève, et celle du professeur, mais, pour lui, l’important est de s'interroger sur la façon dont, à travers chacune, on perçoit l'autre, manifestant qu'il s'agit d’abord d'un problème de représentation . En FLM, le culturel c'est du social, donc du politique, et cela interdit un transfert direct de la "rencontre interculturelle".

Les travaux de Bernard LAHIRE ont par ailleurs l'intérêt de complexifier en montrant que dans chaque individu peuvent coexister paradoxalement des éléments relevant des différentes cultures. Pour cela, il est difficile de transposer du FLE (où on peut jouer du charme de l'exotisme, de celui de la rencontre) au FLM (où le contact risque d'induire plus de conflictualité du fait de la proximité, qui en génère plus que l'éloignement).

Enfin les hétérogénéités des classes ne peuvent pas être rapportées à un facteur unique, il y a bien des formes de diversités, non réductibles à une seule dimension, sociologique ou linguistique.

En FLM, le travail du professeur de français consiste à mettre en évidence le continuum des problématiques de langue, de littérature, de culture, ce qui s’est exprimé dans les termes du « décloisonnement » : un problème de langue peut renvoyer  à une question de langage où langue, littérature et culture sont en interaction. Un autre exemple est la réhabilitation de l'argumentation qui s'est imposée lorsque la formation civique est apparue comme un besoin sociétal, elle s’est faite en articulant les différents aspects (connecteurs, genres, discours, importance du contexte et des « topoi »), en évitant le technicisme réducteur et le heurt stérile des opinions . En classe de FLM, les hétérogénéités ne peuvent pas être rapportées à des causes uniques, les sujets sont traversés de toutes sortes de diversités.

Discussion:
a) Un participant souligne qu’introduire dans une classe de FLM des supports littéraires francophones introduit une dimension de l'ordre de l'interculturel ; Jean-Louis CHISS est en accord avec l’idée de l’intérêt de l'élargissement au domaine francophone. C’est Luc COLLES qui note qu’il faut une certaine distance avec la culture de la classe (emprunt au domaine africain plutôt que belge par exemple, Ahmadou KOUROUMA plutôt que MAETERLINCK). Cela introduit une distance qui fait que le questionnement littéraire de l’enseignant est différent.
b) Un autre participant se souvient que l'introduction d'œuvres appartenant au domaine francophone dans les années 80 n'a pas été problématisée, pas plus que l'introduction ultérieurement d'œuvres cinématographiques, dit-il. Selon Jean-Louis CHISS, l’introduction du cinéma a amené des débats sur les missions des enseignants, ce qui n’a pas été le cas de l’introduction des œuvres francophones.
c) Pour un participant, l'approche de l’interculturalité de Louis PORCHER, plus sociologique, serait transférable. Selon Jean-Louis CHISS c’est peut-être intéressant pour la situation des classes d'accueil.


 

Deuxième intervention : Jean-Louis DUFAYS

Lire l'intervention en format doc                       Lire le powerpoint de préparation

Comment interroger les stéréotypes et en faire des modalisateurs de lecture littéraire en adoptant une perspective interculturelle dans les situations de classe francophone ordinaire? (voir le diaporama "Stéréotypes, lecture littéraire et perspective interculturelle, questions pour la classe de français").

Jean-Louis DUFAYS commence par rappeler que les stéréotypes sont perçus négativement : symptômes de "pauvreté langagière", d'une vision simpliste voire erronée, liés à l'ethnocentrisme et à l'intolérance. Traditionnellement, ils sont donc, pour l'enseignement, ce qu'il faut repousser pour initier à la complexité et ses valeurs.

Pourtant, nous dit-il, c'est plus complexe. PAULHAN dans les années 1940, réhabilite les lieux communs comme critère d’appréciation des œuvres en critique littéraire. Dans les années 1970-1980, ils sont réintroduits dans les théories de la lecture (RIFFATERRE), dans les théories sur l'argumentation (PERELMAN) et en psychologie sociale (LEYENS, YZERBYT et SCHADRON). Ils deviennent alors des révélateurs des valeurs et des incertitudes de notre société. Du coup ils intéressent la didactique comme révélateurs des valeurs et représentations sociales pour les enseignants et les élèves. C'est particulièrement le cas en contexte interculturel.

Deux questions se posent alors :
1) Qu'est-ce qu'un stéréotype?
2) Comment les travailler dans l'enseignement du français, dans une perspective interculturelle?

1) Qu'est-ce qu'un stéréotype?
En fait, le mot recouvre beaucoup de niveaux de réalité :
- On distingue d'abord les stéréotypes langagiers (stéréotypes de l'elocutio) (cf. luxe tapageur, chevauchées endiablées...), plus ou moins proches des locutions lexicalisées (tourner la page...), des proverbes (tel père tel fils) avec ou non une dimension  littéraire - c'est un champ actuel des travaux de Maribel GONZALEZ REY. En ce sens, ce sont comme des fragments de culture enracinés dans la langue.
- Les stéréotypes thématico-narratifs  scène de première rencontre, s'effacer devant une dame, schéma narratif d'intrigue policière  sont  des thèmes et scénarios communs à des civilisations (stéréotypes de la dispositio). Ils sont communs aux différentes langues-cultures d'une même civilisation.
- Les stéréotypes idéologiques sont les représentations socioculturelles (stéréotypes de l'inventio) qui sont en partie propres à chaque langue ("tu" n'est pas exactement équivalent à "yous") et donnent aux mots leur charge connotative, leur portée allusive ou leur degré de civilité...

6 caractéristiques :
a) la fréquence,
b) ils ne sont que semi-figés, ce qui fait la différence avec la locution,
c) ils sont partagés,
d) leur origine est incertaine (ce qui fait la différence avec une citation, cf. stéréotype de la princesse lointaine, on sait que ce stéréotype vient de la littérature courtoise, mais de quelle œuvre?),
e) ils sont durables,
f) l'ambivalence axiologique : ils sont sujets à des interprétations opposées, banals pour les uns, par exemple, et représentatifs de la vérité pour les autres.

Ainsi, les stéréotypes sont des signes indécidables, soumis aux fluctuations de la réception , qui résultent de la double articulation du langage : sur l'axe paradigmatique, ils apportent l'élément de stabilité indispensable à la pensée et à l'expression, et ils apportent un frein à la liberté de la combinaison sur l'axe syntagmatique.

Trois  modes d'énonciation et de réception
a) Le premier degré, la participation issue de la prévisibilité. En ce sens, le stéréotype relève d'une esthétique classique (BOILEAU plaide pour la conformité). Il n'y a pas de mise à distance, même si, souvent, l'auteur n'est pas dupe. A l'appui de son propos, Jean-Louis DUFAYS lit un extrait d'un roman de la collection Arlequin (Mary LYONS, L'amour à la folie).
b) Le second mode est caractérisé par la distanciation, dont l'exemple serait l'ironie voltairienne, avec par exemple le début de Candide, signalé par l’exploitation de lieux communs à des fins de détournement, le recours à des procédés métalinguistiques qui renvoient à une esthétique de la modernité et une éthique du refus. Cette énonciation ou réception distante est celle du second degré.
c) Le troisième mode d'énonciation/réception est celui de l'ambivalence et de l'indécidabilité (cf. le  texte d'Albert COHEN, Belle du Seigneur), avec son alternance de lyrisme et de cynisme, d'adhésion et de refus des stéréotypes ; locuteur et lecteur jouent avec les stéréotypes, présentés ou perçus comme ambivalents, ou comme des énoncés indécidables. Cette énonciation et cette réception ludiques ou ambivalentes se retrouvent dans l'humour de GELUCK). Les stéréotypes sont ainsi en lien avec la lecture littéraire telle que la définit PICARD (La lecture comme jeu, 1986) par l'activation volontaire de tensions entre singulier/polysémie, réel/fiction, conformité/subversion. La lecture littéraire serait une lecture du 3e degré ancrée dans le double rapport à la stéréotypie.

Cette réception ambivalente est aussi applicable à tout propos ou discours : le sentiment de banalité relève de la culture de chacun, tout propos a un ancrage dans ce qui précède.  Pour les cognitivistes sociaux, il n'y a pas de pensée sans schématisation ni généralisation ; le recours à des stéréotypes est une manière de percevoir le réel. Autrement dit, si la littérature intensifie le double rapport à la stéréotypie, elle n'en a pas l'exclusivité.

Comment traiter les stéréotypes didactiquement ? C'est une question-clé pour les enseignants. Leur place dans l'apprentissage du français est ambivalente :
a) Ce sont d'une part des objets à mettre à distance pour éveiller la conscience critique avec trois enjeux :
- un enjeu intellectuel : ne pas être dupe, élargir le cadre, le point de vue, pour construire l'accès à la complexité et contribuer au développement d'une pensée nuancée,
- un enjeu éthique contre l'ethnocentrisme, le sexisme, etc. pour promouvoir les valeurs de la tolérance,
- un enjeu esthétique : prendre connaissance des canons pour situer les œuvres d'une manière non naïve.

b) Ce sont d'autre part des savoirs et des modèles à utiliser.
- Il faut savoir les utiliser à bon escient pour pouvoir les dépasser, c'est une des missions de l'école : proposer des modèles des savoirs standardisés , puis apprendre à les dépasser. Les stéréotypes sont en somme un point de départ nécessaire.
- Dans les sciences exactes aussi, les modèles sont des connaissances savantes situées par rapport aux connaissances communes, aux idées toute faites.

En langue/culture, les modèles équivalents sont des structures préétablies, des schémas... Ce sont aussi des représentations communes. Pour parler de la France, il est imposible ne pas de partir de la Tour Eiffel, de Napoléon, de la baguette de pain, des parfums et du luxe, d'une certaine idée de la langue française (douceur)... De même, pour présenter la Belgique et la France du Nord,  on est bine obligés de prendre pour points de départ un certain nombre de stéréotypes belgo-chtis.

Avant de complexifier la littérature, on est de la même façon obligé de passer par l'archétypique... (cf. les courants littéraires, les genres...).

Les stéréotypes sont donc une loi fondamentale du langage autant qu'une nécessité pédagogique :  l'école a pour mission d'assurer la connaissance des connaissances les mieux établies et les plus durables (FORQUIN, École et culture).

En FL1 et en FLE, les priorités sont différentes pour les natifs et les allophones. Les natifs ont besoin d'être initiés aux stéréotypes de la "grande culture" pour qu'elle leur soit accessible (littérature...), les allophones ont besoin de connaitre d’abord les stéréotypes anthropologiques de la culture-cible. Dans les deux cas, il y a le même enjeu éthique de lutte contre les inégalités pour l'accès au savoir partagé : le  rôle de l'école est d'assurer une médiation entre adhésion et distance, là où se jouent le sens des discours et celui du monde.

Avant de lancer les questions aux deux intervenants, Viviane YOUX met en évidence qu’enseigner les stéréotypes est un moyen de sortir de l’implicite et de la connivence culturelle qui favorise les seuls « héritiers ».

Questions aux deux intervenants

a) Ne pourrait-on dire que le prétendu "analphabétisme" des jeunes résulte du non-partage des stéréotypes (notamment religieux) ? Jean-Louis DUFAYS préfère parler de malentendu culturel que d’analphabétisme, et souligne qu’il faut aussi prendre en compte le métissage des religions dans la classe : il n.

 
b) Le problème de l'enseignement est de poser les référents, les règles, tout en évitant le conservatisme.

c) L’enseignement des stéréotypes est important pour la lecture mais aussi pour l'expression écrite (idée de lexiculture) mais à condition de ne pas s'occuper seulement des mots, l'inscription des mots dans les textes et les discours est essentielle.


d) Une discussion s’est engagée autour des appellations "langue-culture" ou "langue et culture" : quel est le degré d’autonomie de chaque sphère ?

e) Comment dépasser l'essentialisme culturel critiqué en théorie mais qui l'emporte en pratique? Jean-Louis DUFAYS pense que le seul fait d’accueillir ces images, ces représentations, de  les inventorier, et ensuite de les analyser, les met déjà à distance et casse l'essentialisme.


f) Interrogé sur le lien entre la prise de conscience des stéréotypes et le développement de l’enfant, Jean-Louis DUFAYS répond que la mise à  distance s'acquiert dès le plus jeune âge, dès qu'on rentre dans le langage. Il y a un mouvement de dépassement, de jeu, de mise à distance que l’on peut initier sur des contenus adaptés à l'âge.

g) Jean-Louis CHISS revient sur l'intérêt du contexte FLE, qui est de faciliter la mise à distance, de briser les évidences. Même des stéréotypes comme "le français est une langue douce", démontre-t-il, peut être expliqué. Il ajoute d'autre part que tout dépend des acteurs, ainsi s'effacer devant une dame peut être mal pris si celle-ci est féministe.


 

Troisième intervention : Luc COLLÈS                

Lire l'intervention en format doc                       Lire le powerpoint de préparation

Quels usages de la littérature ont été introduits en didactique du FLE dans une perspective interculturelle? Pour quelles finalités? Quel regard critique peut être posé?

1- L'enseignement de la culture littéraire et artistique
Luc COLLÈS commence son intervention par une mise en perspective historique du rapport de la discipline français avec la littérature. La première remarque est que l'enseignement de la culture littéraire et artistique, jusqu'aux années 60, était un enseignement du "bon usage" jusqu'à ce que, dans les années 60-70, l'introduction de nouveaux publics et l'ouverture considérable du champ littéraire, aboutissent à des modifications profondes :
- En FLM cela aboutit à la publication de manuels par thèmes ou genres.
- En FLE c'est le recours à des documents authentiques qui aboutit à l'éviction du littéraire.
Les années 80-90, quant à elles, sont placées sous le signe d'une  ère du soupçon à l'encontre du littéraire.

Cependant, sauf en Suisse, la fin des années 90 marque le retour de la littérature dans l'enseignement du français, avec un triple enjeu :
- un enjeu psychologique autour de la transmission de repères identitaires collectifs,
- un enjeu pratique pour l'apprentissage du décodage de l'implicite et des relations intertextuelles,
- un enjeu didactique : il est nécessaire de transmettre les grandes références pour comprendre le sens de l'évolution du fait littéraire.
En FLM on procède à une problématisation du fait littéraire et à la théorisation de la lecture littéraire comme tension entre participation et distanciation.

La littérature est également réintroduite en FLE pour son intérêt patrimonial mais aussi en tant que patrimoine langagier (PORCHER) : elle est une ressource pour sa richesse lexicale et syntaxique. De plus il n'est pas forcément nécessaire de contextualiser le texte littéraire qui suscite son propre univers. Elle est aussi un supplément culturel au cours de langue, apparaissant comme l'expression et la mise en forme esthétique de représentations partagées auxquelles les membres d'une communauté peuvent se référer.

2- L'enseignement de la culture anthropologique
On va donc chercher dans le texte littéraire, le général à travers le singulier. Le texte littéraire est un regard sur un modèle et il suffit de multiplier les regards pour reconstituer le modèle culturel. Par exemple, pour faire découvrir le modèle culturel de l'égalité hommes/femmes on va multiplier les regards (textes de jeunes, de vieux, d'hommes, de femmes, qui rentrent dans le cadre, qui sont en rupture). On peut les comparer  des textes franco-belges à des textes maghrébins de langue française et des textes de migrants. On met ainsi en évidence un espace occidental sans frontière par opposition à un espace oriental sexué.
C'est pour tenir compte des particularités des jeunes de la seconde génération qui, ayant une culture différente de celle d'origine, mythifient celle-ci et y introduisent des éléments hétérogènes (culture de la rue, des médias et de l’école), que Luc COLLÈS parle de littérature de migrants.

Une telle séquence débute par une phase d'imprégnation, phase de découverte, de lecture de textes. Celle-ci est suivie d'un questionnement invitant à interroger la culture de l'apprenant : " Comment ça se passe dans ta culture?" Cette première phase est suivie d'une phase de conceptualisation à travers la production d'hypothèses. Dans un troisième temps aura lieu la confrontation des hypothèses à des textes sociologiques et anthropologiques, qui ont une prétention à la généralité, des textes à valeur documentaire, qui permettent d'objectiver le point de vue.

Luc COLLÈS insiste sur la complémentarité de l'enseignement de la langue et de celui de la littérature, complémentarité de la culture savante et de la culture comportementale. On amène les élèves à être attentifs aux implicites culturels. Il propose, pour ce faire, d’apprendre à repérer des « culturèmes » (expressions idiomatiques liées à des bestiaires culturels (une faim de loup, rusé comme le renard - dans des cultures africaines c'est le lièvre qui représente la ruse par exemple...), à des inanimés culturels (un cœur de pierre), associant un produit à un  lieu (la moutarde est "forcément" de Dijon...), des coutumes évoquées par une  fête(Noël signifie sapin, cadeaux, éventuellement crèche). Il y a des implicites qui doivent être explicités.

3- De la langue-culture d'origine à la langue-culture étrangère ou d'accueil:
Il faut tisser des liens entre les langues-cultures d'origine et la langue-culture d'accueil et, pour cela, il est essentiel d'amener les élèves à prendre conscience de leur langue d'origine. Dans les années 80, dans un contexte où l'on imaginait que les populations immigrées avaient vocation à "rentrer au pays", l'institution a initié l'enseignement de l'interculturalité en rassemblant les enfants pour leur enseigner leur langue d'origine mais, en fait, on leur enseignait une langue étrangère (l'espagnol et non le catalan, l'arabe littéraire et non le berbère...). Une telle organisation de regroupements par "origines" avait pour conséquence l'absence d'échanges entre élèves de la classe (sur les valeurs, les coutumes...). On aboutissait à une ghettoïsation en contradiction avec l'interculturalité. L'expérience a été abandonnée. Il faut travailler sur quelque chose qui leur parle d'où, pour Luc COLLÈS, le plaidoyer pour l’insertion de la culture migrante à l’école.

Beaucoup d'expériences "d'interculturalité" ont été menées. Toutes n'étaient pas couronnées de succès. Par exemple, Luc COLLÈS évoque une expérience de rencontre d'élèves de quartiers différents, expérience qui s'est soldée par un échec parce que, du fait du fossé social, ils n'avaient rien à se dire.

4- L'ouverture aux littératures francophones
L'extension du champ des possibles à la découverte des littératures francophones invite à la réflexion interculturelle par exemple avec la découverte de traces d'oralité dans Moha le fou Moha le sage de Tahar BEN JELLOUN.
Il évoque des textes à valeur de témoignage, de militance et fait écouter la déclamation de « Speak white », de la poète québécoise Michèle LALONDE, écrit en 1968 qu'elle a lu lors de la Nuit de la poésie en 1970 : (http://www.youtube.com/watch?v=sCBCy8OXp7I ). Speak white  est une expression  péjorative adressée par les canadiens anglophones à l'égard des francophones, elle est, dans ce poème, généralisée au discours des cultures majoritaires par rapport aux cultures minoritaires. Le poème porte avec virulence la revendication de parler sa langue, le québécois, comme français américain, et fait de cette question de la langue une manifestation centrale de l'opposition entre nous (tous les peuples oppressés du monde) et vous (les oppresseurs). Il faut considérer ces œuvres en tant qu'objets textuels.

L'identité culturelle ne s'inscrit pas seulement dans quelques traits apparents mais aussi dans la structure même des textes. Ainsi, le titre du texte "Je ne suis pas à court d'inspiration" fait référence à la situation des Belges en quête d'identité depuis les années 60/70 (avant ils se situaient par rapport à la France ou au monde). Ce n'est pas un hasard si, en Belgique se sont développées des "paralittératures"  (policier, BD, fantastique...), genres mineurs : on ne peut pas se confronter "aux grands frères", c'est de cela que le titre est symbolique.

Discussion :
Un intervenant s'interroge sur les points communs et différences avec la précédente intervention sur les stéréotypes. Luc COLLÈS répond que la culture est un système de représentations. On peut les enseigner, quand c'est partagé, il faut les expliciter.  La catégorie des stéréotypes est plus large.

En ce qui concerne les ELCO (enseignement des langues et cultures d'origine), la dérive vient souvent des interprétations sur le terrain, dans la mise en œuvre  plutôt que des textes officiels, affirme un autre intervenant. Luc COLLÈS répond que les problèmes trouvent leur source aux fondements de cet enseignement : c'est venu du fait que le principe s'appuyait sur le statut de la langue minoritaire au Québec, les "langues d'origine" ont un statut différent dans la situation française.

Quelqu'un remarquera que la démarche, satisfaisante dans l'intention est souvent plus difficile à mettre en œuvre dans la vie de la classe. Elle pose le problème de l'exactitude des informations qu'on donne, de la subjectivité.

Luc COLLÈS insiste sur la nécessité de "provoquer un processus de cristallisation identitaire". Le débat rebondira sur ce point en fin de journée : n'y a-t-il pas assignation à des origines pas forcément revendiquées et n'y a-t-il pas, par exemple dans le cas des marques d'oralité dans l'œuvre de  Tahar BEN JELLOUN, attribution aux origines de l'auteur, de marques d'hybridation des genres et discours qui relèvent plutôt de la modernité et peuvent s'observer dans d'autres contextes. Luc COLLÈS quant à lui, revendique l'hybridation, le métissage, dans lequel il voit un enrichissement.

 

Quatrième intervention : Emmanuel FRAISSE

Lire l'intervention en format doc

 

Emmanuel FRAISSE : Quelles questions sont posées à la littérature par les démarches interculturelles ? Comment la mondialisation de la littérature nous fait-elle entrer dans la pensée complexe?


Emmanuel FRAISSE a coordonné le n° 61 (décembre 2012) de la Revue internationale d’éducation de Sèvres (CIEP), dossier intitulé « Enseignement et littérature dans le monde ».

En prenant la parole, Emmanuel FRAISSE annonce qu’il ne se référera pas directement à  la notion d'interculturalité, essentielle mais sans doute un peu floue, et proposera plutôt des variations à propos de la notion d'étrangeté, d'hybridité, de pluralité des réceptions et interprétations à l’heure de la mondialisation.

 

 1. Littérature et « étrangement ». La littérature est presque donne à voir des objets et des univers dont beaucoup échappent au quotidien des lecteurs, et qui sont conçus pour franchir le temps et l’espace. D'où l'idée de la littérature comme déplacement : vertical, dans le temps, ou horizontal, dans l'espace. Déjà DESCARTES, dans le début du Discours de la méthode (1636), conçoit  la littérature comme « conversation » avec les meilleurs de ceux qui sont morts,  et comme « voyage ». Il rappelle en outre que la lecture doit être pratiquée avec une certaine modération : pratiquée avec excès, elle risque de transformer  le lecteur en« étranger ». Ce que, d’une certaine manière rappelle la figure de Don Quichotte.  Non seulement la littérature est étrange mais elle peut même devenir source de fascination, et même de perdition. Au cœur de ce déplacement dans le temps et l'espace se trouve donc l'étrangeté.


2. Littérature et complexité. Comment la littérature nous fait-elle entrer dans la pensée complexe, particulièrement en période de mondialisation ? Qu'y a-t-il de véritablement nouveau dans l'ordre des échanges culturels, et notamment en ce qui concerne  la littérature dans la phase  actuelle  de mondialisation? Le complexe, c’est notre capacité à vivre le contradictoire en tant que tel, sans prétendre proposer une dialectique débouchant sur une synthèse ou, plus radicalement, sur  l’élimination d’un des pôles de la contradiction. Enseigner le littéraire revient à faire expérimenter aux élèves à  contradictoire, en les conduisant à approcher  ce qui est à la fois lointain et familier, fictif et porteur de vérité, universel et écrit pour un seul. Dans  cette mesure, la littérature est une initiation au composite, à un univers  où l'impur et l’hétérogène  se font sentir à tout moment ... La contradiction ne se résout pas, il faut vivre la coexistence des contraires sans  prétendre les soumettre ou les ordonner.

 

3. Mondialisation, particulier et universel. Paradoxalement, la mondialisation nous impose de  vivre dans  l'hétérogénéité et de l’accepter.  En effet, l’ambiguïté constitutive de la mondialisation réside dans le fait qu’elle ne cesse de brasser les cultures tout en laissant s’affirmer  le local. D’où la tension permanente entre homogénéisation culturelle et affirmations identitaires, entre exacerbations nationales ou régionales et pratiques mondialisées, dans l’ordre des modes de vie et de la culture. L’univers mondialisé des marques, des séries télévisées et des best-sellers est aussi celui de l’affirmation des « identités » dont Amin  Maalouf rappelle dans son  bel essai Les identités meurtrières qu’elles portent en elles une dimension mortifère.

Si l’on accepte le fait que la mondialisation est un phénomène ancien et récurrent (qu’est-ce que l’Empire romain, sinon une première phase de  mondialisation ?), force est de constater que les civilisations n’ont jamais été pleinement homogènes et cohérentes, alors  que les langues n’ont cessé de jouer un rôle unificateur dans le cadre des empires. Or tout le mouvement de l’expression nationale s’est établi sur  l'équation hérodienne langue-peuple-culture-nation.

 

4. Langue et littérature. L’histoire de l’expansion européenne, et celle de la décolonisation nous rappellent  qu’on peut être de nations et de cultures différentes tout en ayant des langues communes : anglais, français, espagnol, portugais notamment. Dans le cas de la France, cela pose la question de la place à faire aux littératures francophones.  Longtemps, ces littératures ont  été  écartées parce que « trop loin » des élèves.  Trop loin par les usages de la langue, trop loin par les références sociales, trop loin par les univers culturels. C’est oublier que la langue des écrivains est toujours éloignée de celle des élèves :  qu’on pense simplement à  MOLIERE ou à LA FONTAINE. La littérature est fondée sur des usages spécifiques de la langue par des écrivains, qu’ils soient proches ou lointains dans le temps. Il est vrai que notre tradition tend à transformer cet usage en norme… Quant aux faits culturels relevant  de la France de l ’Âge classique, ils  sont  aussi lointains, sinon plus, que ceux  relevant  de l’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui…


5. Enseigner la littérature du monde ? Il s’agit ici de voir quelle « littérature universelle » peut-elle faire l’objet d’un enseignement. Et on retrouve une fois encore là contradiction de la littérature, saisie comme phénomène mondial et local à la fois, apte à la fois de fournir les bases d’un socle à partager, et vouée à  l’expression d’un  génie national.
Nul, en termes de littérature et de culture, ne saurait « échapper  à  la tension entre l’universel et le particulier. L'amour se heurtant aux conventions sociales, (Roméo et Juliette, Le Cid) la force destructrice de la jalousie (Othello), la haine entre  frères (Abel et Caïn), les contradictions de l’amour paternel et l’inégalité dans les  relations de filiation(Le fils prodigue, Le père Goriot)… sont des universels. Mais comment ces universels s'incarnent-ils dans des cultures particulières et surtout comment sont-ils perçus par les récepteurs rendus divers par leurs déterminations sociales et leur individualité? L'hétérogène, au plan social, culturel, etc., ne peut se penser que parce qu'il y a bien de l'universel.
On ne s’étonnera pas de relever que les littératures les plus mondialisées sont les littératures qu'on destine à la jeunesse  (12 % de l’édition mondiale, 15 % de l’édition française) qui sont construites autour de thèmes structurants tels que l’injustice, les difficultés à créer sa personnalité et à s’affirmer dans le monde,  la lutte du bien et du mal, la force du destin... Pourquoi l'universalité de Harry Potter qui mêle bien de ces thèmes à vocation universelle ? Parce que nous avons tous  été élèves bien sûr, comme le héros du roman et ses camarades. Mais, beaucoup l’ont remarqué parce qu’une partie du succès du livre, et au-delà de la question des pouvoirs magiques et de la tension entre milieu d’origine  et réalisation de l’individu, est aussi lié à l'exotisme du "collège" britannique. Si loin, si proche… Et il en va de même de Robinson Crusoé, et de tous les grands »classiques » de la jeunesse : si loin, si proches.

Qu'est-ce qu'un classique? Comme le rappelle  CALVINO, c’est ce qui échappe à la rumeur du temps et ce qui exprime aussi la rumeur du temps. Ainsi, serait classique et donc universel ou potentiellement tel, ce qui est à la fois proche et lointain, étranger et familier, fictif et vrai ...


6. Inégalité du partage de la culture. Emmanuel FRAISSE termine sur quelques exemples permettant de se faire une idée de la réalité de la mondialisation pour ce qui concerne la culture et de la difficulté à créer des objets véritablement partagé, même d’un pays à l’autre.

 C’est ainsi qu’on peut expliquer le relatif échec du manuel d'histoire franco-allemand qui consistait à décentrer le point de vue. Quant au Prix Nobel, il montre l’ampleur et les limites de la mondialisation culturelle aujourd’hui.  Initialement pensé  comme un prix européen, il s’est progressivement élargi  vers les Amériques et le sud. Parallèlement, il a conféré  une place grandissante au roman, et reconnait progressivement   la place des femmes en littérature. Mais on reste dans une mondialisation occidentale : en matière d’édition, de diffusion et de circulation de la littérature, toutes les langues, et partant toutes les cultures,  ne sont pas égales, et ne peuvent pas l’être. Pour être Prix Nobel, il est indispensable d’être traduit dans les « grandes » langues ; c’est-à-dire les langues occidentales.


Emmanuel FRAISSE conclut en observant que la mondialisation nous fait sentir des mouvements d'universalisation, mais que celle-ci ne peut évidemment pas  être achevée : les questions d'interprétation, comme l’avait montré Jean-Louis DUFAYS, dépendent des regards et de la variété des positions de ceux qui reçoivent et perçoivent les œuvres  d’art.
 

Questions aux deux intervenants

1) Est-ce Othello, œuvre littéraire, qui est universelle ou la jalousie ? Emmanuel FRAISSE répond que derrière cette question on trouve toujours la question de la réécriture ; il y a l'exotisme de la violence shakespearienne, et en même temps la familiarité avec ce sentiment que nous avons tous éprouvé.

2) Une participante relève que ce n'est pas la littérature qui est universelle, mais qu’elle donne un caractère universel à une histoire.

3) Une autre participante souligne que si on parle, ce jour-là, de mondialisation c'est grâce à ce que représente la France et en particulier Paris, comme lieu de passage pour ce qui sera connu et ceux qui seront connus, permettant de créer des interstices culturels qui seront diffusés.

4) Une participante s’interroge sur la fraternité humaine comme idéal de conciliation du particulier et du général ; reprenant un des exemples développés par Luc COLLÈS, elle demande quel objet commun peut fonder le travail entre les élèves des lycées socialement hétérogènes... Pour Emmanuel FRAISSE, les objets culturels communs ne suffisent pas, il faut en parler... Pas seulement accéder à des objets mais échanger sur les réceptions particulières, les commenter. Tel est précisément l’enjeu de ce qui se passe dans la classe lors de l’étude des textes littéraires.
Luc COLLÈS développe l’idée selon laquelle un cours de français doit être fondé sur l'argumentation et le dialogue, à l'opposé de la juxtaposition du débat télévisuel.

En conclusion de cette journée, après avoir remercié les participants et les intervenants, Viviane YOUX met en évidence les points saillants de chaque intervention. De celle de Jean-Louis CHISS elle retient la difficulté du transfert de la notion d’interculturalité de la sphère de la didactique du français langue étrangère à celle du français langue maternelle ou première, ainsi que la prégnance du social dans le domaine du FLM. De l’intervention de Jean-Louis DUFAYS qu’il ne faut pas vivre négativement les stéréotypes mais plutôt les enseigner come modalisateurs, de celle de Luc COLLÈS l’intérêt d’introduire les littératures appartenant à des sphères culturelles différentes et les littératures migrantes, enfin, de celle d’Emmanuel FRAISSE que la littérature est le lieu de l'étrange et que la mondialisation est inachevée.

 

Soumis par   le 27 Mars 2013