Comprendre des histoires, histoires de comprendre - Compte-rendu de l'intervention de Patrick Joole


dans le cadre de : « Pour que la maternelle fasse école », GFEN - 6èmes rencontre nationales, 1er février 2013

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Comprendre des histoires, histoires de comprendre

CR de l’intervention de Patrick Joole (atelier 1) aux 6èmes rencontres nationales du GFEN par Joëlle Thébault

 

L’intervention qui est présentée ici peut être difficile à suivre pour des personnes qui ne seraient pas familiarisées avec le travail mené habituellement à l’école maternelle. Il leur est possible de se référer au site de l’académie de Versailles[1], où  Patrick Joole présente ces contenus de manière moins allusive.  On peut lire également d’autres développements à ce sujet dans le Français aujourd’hui n°179, Lecture de récits en maternelle. Ce numéro, paru en décembre 2012, a été coordonné par Patrick Joole et  Marie-France Bishop[2].

Patrick Joole rappelle la distinction de Gérard Genette entre histoire (personnages, évènements...) et récit, résultat d’un certain mode d’organisation de l’histoire (énonciation, temporalité…).

1.  Synthèse de recherches récentes (Canada et Belgique)

A – Compréhension et causalité

Lire des histoires et les comprendre, c’est à la fois un moyen et une fin. Dans les programmes actuels[3], les deux dimensions apparaissent :

  • En PS : « comprendre une histoire « courte et simple », répondre à quelques questions « très simples », reformuler « quelques éléments »
  • En MS : comprendre une histoire « plus étoffée », la raconter comme « une succession logique et chronologique »
  • En GS : « la raconter en restituant les enchainements, l’interpréter ou la transposer ».

Dans les Programmes de ces dernières années, à propos des histoires, on constate une importante évolution, puisqu’ils mentionnent en 1992 une simple entrée dans le code écrit ; en 2002 une  première culture partagée ; en 2008, la capacité de comprendre des histoires de plus en plus « étoffées », de plus en plus complexes.

Qu’en est-il des pratiques ?

La « remise en ordre des images de l’histoire » s’est imposée comme un exercice phare. Patrick Joole  montre, à l’aide d’un album[4] (conte de randonnée accessible dès la PS) à quel point cet exercice est inadapté dans bien des cas.  Dans cette histoire, par exemple, la cohérence est topographique, comme dans beaucoup d’autres histoires destinées à cet âge.

Description : Petite lune

 

C’est l’heure d’aller se coucher. Mais Boubou,  le petit lapin blanc,  fait la sourde oreille lorsque Nours l’appelle : il est trop occupé à observer la lune. Boubou pointe la lune et la suit du regard dans le ciel. Il va d’un interlocuteur à l’autre pour les questionner, mais ils n’en ont que faire. Boubou est très déçu ! Mais lorsque le hibou se réveille et se met à hululer, Boubou prend peur. Vite, il rentre à la maison.[5] 

 

Des recherches récentes, au Québec et en France,[6] montrent que la cohérence d’un récit ne repose pas sur la succession des étapes sur le plan chronologique et/ou topologique mais sur un enchainement causal[7]. Avec des élèves, il ne convient donc pas tant de s’arrêter sur les images successives d’un album que sur ce qui se produit entre deux étapes.

Concernant la compréhension d’une histoire, les chercheurs s’accordent à dire que les enfants sont capables, vers 3 ans, de :

·       Dénommer un ou plusieurs personnages de l’histoire,

·       Citer certaines actions mais de façon isolée, sans mise en relation.

Et, vers 5 ans, de :

·       faire apparaitre un lien de causalité entre deux évènements,

·       mettre en relation les différents évènements en prenant en compte un principe d’enchainement causal et/ou temporel.

L’école favorise l’apparition de ces liens essentiels, qui constituent la base des compétences inférentielles. 

Description : Le Grand Éternuement - Ruth Brown

Un autre exemple : Le grand éternuement, Ruth Brown, Gallimard jeunesse, réédition 2010. Cet album, abordable dès la GS[8], montre comment la catastrophe survient par contagion, de proche en proche, à la suite de l’éternuement provoqué par la mouche qui se pose sur le nez du fermier, pendant son sommeil. Le sens ne peut se construire qu’à travers l’enchainement entre les étapes.

Il est donc possible de distinguer six niveaux progressifs de reformulation des histoires par les enfants en fonction de leurs capacités et habilités :

  1. identification d’un ou plusieurs personnages,
  2. évènements disjoints,
  3. début d’organisation (en fonction du problème, d’épisodes, de la fin),
  4. structuration dans le temps,
  5. relations causales,
  6. explication causale à plusieurs niveaux.

B –Associer compréhension du récit et posture interprétative : la dimension transactionnelle

Les enfants associent très tôt but à atteindre par le personnage et émotions éprouvées en relation avec la réussite ou l’échec  (joie vs tristesse) : par exemple, le héros a perdu son doudou, il est triste, il part à sa recherche.

La « mise en récit du monde », ne peut se faire qu’à travers les inférences causales,  la perception des émotions et de l’intention du personnage.

Patrick Joole donne à observer deux rappels de récit (à propos d’autres albums dont le titre n’a pas été fourni) témoignant d’une grande différence de degré dans ces acquisitions entre deux jeunes élèves :

3b « Is perd dans la forêt. I rencontre plein d’animaux. I retrouve sa maman. Pis il a très faim… »

6b « Benjamin a très peur dans sa carapace, parce que c’est très sombre. Il a peur qu’il y ait plein de fantômes gluants et tout ça… »

Dans l’album d’Elzbieta, Petite lune, le héros n’a pas l’intention d’aller se coucher : c’est pourquoi (implicitement) il retarde ce moment en allant voir différents animaux. Le rôle du hibou, dernier animal rencontré, qui conduit au retour à la maison, peut aussi bien être interprété comme un animal effrayant (la peur décide le héros à rentrer) et /ou un symbole clé : quand l’oiseau nocturne se réveille, il est temps pour le héros d’aller dormir.

On note que les intentions (implicites) se traduisent par l’image (diverses positions des oreilles du lapin, code décrypté aisément par les élèves).

Le rôle de l’enseignant est d’attirer l’attention des élèves sur les personnages et leurs émotions.

Cf le travail de comparaison entre plusieurs scénarios de découverte en classe proposé par R. Goigoux[9] à propos de Zouzou le lapin (exemple emprunté à Mireille Brigaudiot) :

 

Apprendre aux élèves à identifier les sentiments des personnages (émotions et intentions) et à changer de point de vue (spatial et mental) pour mieux comprendre un texte : travail sur Les deux grandes pierres (A. Lobel, in La soupe à la souris, école des loisirs), prolongé par Les fessées (R. Rudigoz, épuisé) et Le papa loup (G. Solotareff)

 

On peut s’interroger sur l’intérêt de colorier le lapin de Corentin et celui de Solotareff, comme on le voit faire bien souvent. Par contre, au-delà du pointage, il faut s’intéresser aux relations entre les personnages, par exemple en classant amis et ennemis.

Description : 51TuGQqbSML

 

Cf, dans la collection Outils pour enseigner, le livre de Serge Terwagne et Marianne Vanesse, Le récit à l’école maternelle –Lire, jouer, raconter des histoires, de Boeck 2008

Une multitude d’activités, centrées sur le récit, sous forme de fiches détaillées, pour les enfants de 2 à 5 ans : lecture partagée d’albums, récits personnels, jeux dramatiques...

 

Activités à mener : narration préalable (raconter, mettre en scène) ; lecture partagée ; reconstitution (rappel de récit, marionnettes, remise en ordre d’images) ; jeux (sélection, ajustement, variation…)

C – Script et scénario

D’autres albums traitent, de manière très différente, les mêmes thèmes que Petite lune, d’Elzbieta, par exemple : NINE et MILO, Vite au lit, Fleurus (épuisé) ; Vite, au litMimi ! Lucy Cousins, Albin Michel 2002 ; Diabolo, le petit cochon,  4 fleuves (épuisé) ;Vite, au lit, Alfred ! Virginia Miller, Nathan (épuisé). ..

Mais ils diffèrent fortement : ce sont des « scripts », selon la dénomination que leur donnent les chercheurs belges. Un script est une suite minimale d’actions ordonnées, tirée soit de la vie quotidienne (croissance des haricots ; passage des oies sauvages ; donner du pain aux oiseaux…), soit de l’imaginaire (oiseaux trop bavards, tapis qui volent, sirène qui tombe amoureuse…).

Ces scripts doivent être connus d’une part pour vivre ensemble, d’autre part pour comprendre les histoires, car ils sont utilisés par de nombreux créateurs, dans des livres ou des films. Mais le choix de tel ou tel ouvrage, dans le cadre d’une programmation des lectures en vue de tel ou tel apprentissage, est à peser soigneusement. Il ne s’agit évidemment pas de se limiter aux scripts avant d’aborder les textes littéraires, mais d’organiser un va et vient permanent.

 Il s’agira de pondérer les récits du quotidien (histoire-script, récit élémentaire sans complication (ou avec complication aussitôt résolue) et les récits d’imagination, récits élaborés (avec complication et suspension de la résolution).

Ainsi, sur le même thème, on trouve des récits élaborés, des scénarios qui doivent être articulés à des scripts et/ou à l’expérience personnelle pour être compris :

 

Papa !Corentin, l’école des loisirs ; Scritch, scratch, scrotch, dip, clapote, Kitty Crowther , Pastel 2002-2009 ;  Quand les petits ours n'ont pas sommeil, Quint Buchholz, Pastel, 1994 (épuisé) ; Il y a un cauchemar dans mon placard, ou  Il y a un alligator sous mon lit, Mercer Meyer, Gallimard jeunesse ; Au lit, petit monstre ! , Ramos, pastel 2001.

 

2.   Illustrations issues d’un travail d’expérimentation[10]

Exemple 1 : à partir du script « planter une graine et suivre la croissance de la plante », une proposition de séquence[11], en rapprochant deux albums :

 

L’histoire du bonbon

Anaïs Vaugelade

L’école des loisirs

 

Le chapeau à secrets

Claude Ponti

L’école des loisirs

 

Exemple 2 : à partir du script « la peur du monde extérieur », rapprocher Clic,  crac…C’est le loup ?, Jean Maubille, Pastel ; Petit ours a peur du noir, Danièle Bour, Bayard jeunesse ; Bébés chouettes, Martin Waddell, Kaléidoscope ; Loup y es-tu ? Ramos, l’école des loisirs ; Nuit noire, Dorothée de Monfreid, l’école des loisirs ; Frisson l’écureuil en pleine nuit, Mélanie Watt, Bayard jeunesse…

1.     On joue à « promenons-nous dans les bois » en salle de motricité, avec CD ; l’enseignant joue le rôle du loup, repris ensuite par des élèves ; les arbres sont matérialisés par des plots ; le loup s’habille en piochant des vêtements dans une malle.

2.     Lecture des albums-scripts ; transaction personnelle : exprimer sa propre peur, à partir de Clic,  crac…C’est le loup ? de Jean Maubille.

3.     Lecture d’un autre album de littérature de jeunesse : T’choupi a peur de l’orage, Thierry Courtin ;  salle de jeu : on se promène et on se cache (ou non) quand on entend un bruit.

4.     Apparier des images : peur et intention de se cacher / reprise de l’activité.

De l’interprétation

D’après Trabasso et Rudkin[12] (1994), C’est entre 3 et 5 ans que les enfants passent de la désignation et la description d’éléments (…) à l’interprétation.

EX 1 : Elzbieta, Petite lune (l’intention du héros n’est pas explicitée par le texte).

EX 2 : Rascal, Ami ami (l’intention exprimée dans le texte est de se faire des amis, pour le loup comme pour le lapin ; c’est la lecture de l’image et la référence au rôle traditionnel du loup qui permettent de comprendre que le loup s’apprête à dévorer le lapin). L’enjeu est de comprendre la fin de l’histoire, et le plaisir ne peut venir que de l’interprétation.

Pour finir, quelques confusions à éviter

-       Ne pas croire que « nourrir » les élèves du point de vue culturel (ex : Les sentiers de la littérature en maternelle, Argos) peut suffire à construire les capacités nécessaires pour comprendre.

-       Ne pas non plus se limiter à une entrée psycho-cognitive : la dimension culturelle est indispensable.

-       Ne pas se reposer sur des fiches telles qu’on en trouve sur internet (ex : Bébés chouettes, occasion de faire de la lecture, des maths, du graphisme…).

-       Ne pas croire que le travail plastique, même excellent (tel qu’il est proposé par exemple dans Travailler avec des albums en maternelle, E. Doumenc, Hachette 2010), assure la compréhension.

 

Il faut perdre moins de temps à décrire les images et en consacrer davantage à dégager la dynamique de l’histoire.

 

 



[3] Repères pour organiser la progressivité des apprentissages à l’école maternelle, BO n°3, 19 juin 2008, p.29

[4] Petite lune, Elzbieta, Rouergue 2008.

[6] Par exemple à Montpellier, Nathalie Blanc, cf Le français aujourd’hui n°179, Lecture de récits en maternelle.

[7]Catherine Tauveron, dans sa thèse « Le personnage, un objet à construire. Traitement didactique à l’école élémentaire », soulignait déjà en 1993 la supériorité, pour analyser un récit, du projet du personnagesur les diverses schématisations des étapes.

[8] Voir aussi une exploitation en cycle 2 dans Comprendre des textes écrits, Patrick Joole, Retz 2008, p.296 sq. 

[10] Voir le site de l’IA du val d’Oise, où l’on retrouve certains éléments de cette intervention, ainsi qu’une bibliographie. http://www.pedagogie95.ac-versailles.fr/l-ecole-maternelle/391-une-demarche-d-enseignement-de-la-comprehension-du-recit

[12] Auteurs cités dans une intervention du 9e colloque de l’AIRDF, Québec, 26 au 28 août 2004, La structuration causale du récit chez le jeune enfant,http://www.colloqueairdf.fse.ulaval.ca/fichier/Communications/Boisclair-makdissi-sanchez-fortier.pdf

 

Soumis par   le 24 Novembre 2014